L’écrivain ensorcelé, Pierre de Lancre au Labourd

Repartons du dix-septième siècle, le plus meurtrier pour les sorcières. Et voyons comment un conseiller parlementaire de Bordeaux, parent de Michel de Montaigne, a pu allumer une centaine de bûchers au Pays basque, dans la région appelée Labourd, aujourd’hui Pyrénées-Atlantiques.

C’est une affaire de femmes de marins et de sperme de baleine.

Très tôt, avant l’an mille, des pêcheurs basques partirent chasser la baleine boréale dans le golfe du Saint-Laurent, pour six longs mois. Leurs épouses restaient au pays, vaillantes, solidaires et hardies. On glosait beaucoup sur les femmes de pêcheurs. On disait que, lorsqu’ils revenaient, les enfants dont les épouses étaient grosses étaient forcément ceux d’un autre, et qu’ils grandissaient à l’abandon. Le Pays basque étant un nid de corsaires situé à la frontière de l’Espagne, la contrebande y était florissante. C’était un pays douteux : comment dire ? Un pays sale.

Les pêcheurs basques des ports du Labourd – Ciboure, Hendaye, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz – n’avaient pas encore établi leur suprématie sur la zone baleinière du Saint-Laurent quand éclata en 1609, et pendant leur absence, le plus rapide, le plus violent et le plus « intellectuel » des procès de sorcellerie.

« Ne sautez point, jeunes fillettes ! »

Né à Bordeaux, élevé à Bordeaux, Pierre de Rosteguy de Lancre, cconseiller au parlement de Bordeaux, écrivain de renom, est obsédé par ce qu’on appellerait aujourd’hui le paranormal. Est-ce parce qu’il a fait une partie de ses études en Bohème ? Et qu’il a vécu à Turin ? Pierre de Lancre connaît le monde. Dans La Sorcière, Jules Michelet le traite ironiquement de « juge mondain » et d’ « esprit distingué ». Le fait est que le conseiller de Lancre est intarissable sur les origines de la danse et sur les danses indécentes de son temps. il est plein de son savoir et n’éprouve aucun doute.

En 1603, il suit avec passion le sort d’un loup-garou emprisonné, fasciné par le changement d’une chair d’homme en peau poilue. Obnubilé par l’inconstance, sur laquelle il publie en 1607 un premier Tableau, Pierre de Lancre se retrouve en 1609 investi d’une mission judiciaire par le roi Henri IV, qui le charge de purger le Labourd.

Voilà donc un écrivain léger à qui un roi converti au catholicisme demande d’épurer une région « infestées de sorcières » – l’expression est signée par le roi Henri IV. Car depuis la publication du Marteau des sorcières, il est entendu que les sorciers mâles sont infiniment moins nombreux que les sorcières. Le roi Henri IV lui adjoint quelques jours plus tard un autre conseiller, que Pierre de Lancre décharge des enquêtes de sorcellerie. Qu’il aille donc s’occuper des guerres entre pêcheurs !

La mission de Pierre de Lancre commence le 2 juillet 1609.

Les marins-pêcheurs sont déjà partis chasser la baleine à fanons dans le golfe du Saint-Laurent. Le conseiller de Lancre observe avec effroi la hardiesse des femmes de pêcheurs, et pose des questions. Pourquoi restent-elles seules au pays et pourquoi sortent-elles ? C’est un péché ! Conséquence : au Labourd, on ne voit que des jupons.

Pire ! On ne voit que jupons retroussés montrant haut le cul nu. L’auteur du Tableau de l’inconstance n’a pas d’autre choix que de contempler, horrifié, l’inconstance féminine sur chaque plage, à chaque carrefour, dans les rues, surtout la nuit. Diablesses.

Publié en 1612, bien après la fin de sa mission, le rapport de Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, traque, littéralement, tout ce qui bouge. Or les femmes de pêcheurs de baleine sont infiniment mobiles, elles marchent, dansent, nagent, elles bougent tout le temps.

Le malheur, c’est qu’elles sont belles à damner un conseiller au parlement de Bordeaux. Cette nation du Labourd « a une merveilleuse inclination au sortilège; les personnes sont légères et mouvantes de corps et d’esprit, ayant toujours un pied en l’air… ». Pas le genre à rester au coin du feu. Non, elles se promènent sur les plages. Et elles sont « en cheveux ».

Il y a toujours eu des frayeurs mâles devant les cheveux dénoués. C’est un symptôme patriarcal qui se pratique beaucoup de nos jours : aux hommes, la barbe ; aux femmes, la tête voilée, rasée si possible. Michelet, si favorable aux sorcières, croit intelligent de les attifer de lourdes boucles noires « serpentinement » tordues, histoire de les voiler un tantinet.

Les filles de Bayonne dénouent leurs cheveux longs qui s’envolent, « accompagnant les yeux » – on comprend que le conseiller a reçu des œillades. Et il se laisse aller à leur séduction : « Elles sont dans cette belle chevelure tellement à leur avantage et si fortement armées que le soleil jetant des rayons sur cette touffe de cheveux comme dans une nuée, l’éclat en est aussi violent et forme de si brillants éclairs… »

Voilà pour les jeunes filles, dépositaires d’éclairs électriques sur ciel d’orage. Et les femmes ? Elles portent un chapeau indécent, paraît-il. Couvrent-elles leurs cheveux ? Oui. Mais pas comme il faudrait. Freud aurait adoré.

Un chapeau indécent ? C’est une coiffe de toile blanche empesée, une sorte de hennin en forme de point d’interrogation, haute d’un bon mètre cinquante. Serait-ce un crochet à nuages ? Une griffe d’oiseau de proie, ou bien… Que voit Pierre de Lancre ? Il n’ose pas le dire. Il y voit un phallus et pour se faire comprendre, il évoque Priape, le petit dieu latin toujours en érection. S’il en est ainsi, à bien regarder les coiffes des Labourdines, ce phallus n,est plus en érection, mais en détumescence.

Elles font pire encore que le cheveu dénoué, les Labourdines : elles vont au sabbat. Ah, ce sabbat… Il enflamme Pierre de Lancre, étourdi de beauté. Bien sûr, il n’a pas été au sabbat ! Qu’allez-vous imaginer… Non, il a fait venir des fillettes pour qu’elles lui montrent comment on y danse. Et les petites ont dansé la sarabande.

***

La sarabande est un autre péché. Voici ce qu’écrit Pierre de Lancre : « C’est la danse la plus lubrique et la plus effrontée qui se puisse voir, laquelle des courtisanes espagnoles s’étant depuis rendues comédiennes, ont tellement mise en vogue sur nos théâtres, que maintenant nos plus petites filles font profession de la danser parfaitement. D’ailleurs c’est la danse la plus violente, la plus animée, la plus passionnée, et dont les gestes, quoique muets, semblent plus demander avec silence, ce que l,homme lubrique désire de la femme, que tout autre. Car l’homme et la femme passant et repassant plusieurs fois à certains pas mesurés l’un près de l,autre, on dirait que chaque membre et petite partie du corps cherche et prend sa mesure pour se joindre et s’associer l’un l’autre en temps et lieu. Or toutes ces danses se font encore avec beaucoup plus de liberté et plus effrontément au Sabbat : car les plus sages et modérées croient ne faillir, de commettre inceste toutes les nuits avec leurs pères, maris. Et tiennent même à titre de Royauté comme Reines du Sabbat, d’être connues publiquement devant tout le monde, de ce malheureux Démon : quoique son accouplement soit accompagné d’un merveilleux et horrible tourment, comme nous dirons en son lieu. »

On dirait un tango argentin, « merveilleux et horrible tourment », chaque partie du corps s’emboîtant dans l’autre corps, ledit tango ayant été pour cette raison condamné par le vicaire du pape en 1912. Au sabbat du Pays basque, la sarabande rapproche les corps au son des castagnettes sur des paroles jugées « lascives » par les juges de l’Inquisition : à preuve, le roi d’Espagne, Philippe II, l’a interdite vingt ans plus tôt dans son royaume. Le conseiller de Lancre est donc fondé à traiter la sarabande comme un signe de sorcellerie. Mais pourquoi l’inceste?

Accuser une femme soupçonnée de sorcellerie de pratiquer l’inceste est une vieillerie de l’Église catholique. D’abord parce que la notion de parentèle s’étend bien au-delà du simple cousinage, voire encore au-delà de l’inceste avéré que commettraient le parrain et la marine d’un nouveau-né s’ils s’accouplaient. Mais ce thème de l’inceste tient surtout à l’obscénité de la nuit du sabbat : la partouze générale qui achève la cérémonie ne permet pas de distinguer clairement son partenaire dans le noir, répètent les démonologues.

Résumons, Pierre de Lancre admet les danses viriles originaires qui préludent à l’exercice de la compétition – une sorte de Haka des All Blacks. Des danses pour hommes. Graves et cadencées, sans contact. Point d’acrobaties, pas de petits sauts autour d’une corde. Pas de figures où l’homme et la femme se heurtent « cul contre cul ». Et aucun de ces sauts diaboliques comme celui de Domingina Malatena, sorcière, qui sautait du haut des montagnes jusqu’à la plage d’Hendaye.

Elles n’ont aucun sens des responsabilités, les Labourdines, car si elles étaient au parfum, elles sauraient que ces danses font avorter les femmes. D’ailleurs, poursuit de Lancre, toujours à propos de la sarabande : « On commence à la laisser en France, ayant fort à propos reconnu que c’est aux furieux et forcenés seuls à user de telles danses et sauts violents. Que si elle eût continué guère davantage, il eût fallu faire comme on fait en Allemagne et traiter les Français en malades, contraignant les grands sauteurs et danseurs de danses violentes, à danser posément et en cadence grave et pesante, […]Je dirai donc volontiers et donnerai pour avis aux sorciers ou sorcières, et surtout aux jeune fillettes qui se laissent débaucher et ensorceler à ce vieux Bouc de Satan, ne sautez point, jeunes fillettes, et ne vous agitez, afin que ce malheureux Bouc ne coure après vous. »

Ah oui, Satan, le Bouc. Cette fois, de Lancre délire. Pour faire bonne mesure, il n’évite aucun des poncifs du sabbat tant décrit qui circulent en Europe depuis la publication du Marteau des sorcières. La sorcière baise le trou du cul du Bouc : c’est un cliché. Pour lui donner plus d’attraits, de Lancre ajoute qu’au moment du baiser, s’il s’agit de bouches de fillettes, le Grand Bouc y laisse tomber des excréments. Il en est obsédé. La merde qui sort de l’anus circule absolument partout dans les descriptions du sabbat selon Pierre de Lancre. Elle est responsable de la puanteur du sabbat, des « choses sales » qu’il évoque sans les nommer et de la sodomie que le Bouc pratique avec ferveur. L’excrémentiel est le non-dit des fantasmes du conseiller de Bordeaux. Il faut bien justifier les bûchers à venir. Sinon, pourquoi mettre au feu tant de belles filles en cheveux?

Quelquefois, il arrive à Pierre de Lancre de trouver une tournure langagière sympathique à propos de ses victimes – il plaint les sorcières et en profite pour débobiner toutes sortes d’obscénités. C’est son devoir de magistrat. Comment peuvent-elles y trouver du plaisir? Il leur a demandé, elles ont répondu en toute innocence qu’elles ne voyaient nullement où était le mal. Inconscientes, ces sorcières. Moins coupables? Au contraire. « Tellement que je m’émerveille, qu’il se trouve femme quelconque si vilaine, qui veuille baiser cet animal [le Bouc] en nulle partie du corps : à plus forte raison qui n’ait horreur de l’adorer et le baiser ès plus sales, et parfois ès plus vergogneuses parties d’icelui. Mais c’est merveille, que pensant faire quelque grande horreur à des filles et des femmes belles et jeunes, qui semblaient en apparence être très délicates et douillettes, je leur ai bien souvent demandé, quel plaisir elles pouvaient prendre au sabbat, vu qu’elles y étaient transportées en l’air avec violence et péril, elles y étaient forcées de renoncer et renier leur Sauveur, la sainte Vierge, leurs pères et mères, les douceurs du ciel et de la terre, pour adorer un diable en forme de bouc hideux, et le baiser encore et caresser ès plus sales parties, souffrir son accouplement avec douleur pareil à celui d’une femme qui est en mal d’enfant : garder, baiser et allaiter, écorcher et manger, les crapauds : danser en derrière, si salement que les yeux en devraient tomber de honte aux plus effrontées : manger aux festins de la chair de pendus, charognes, cœurs d’enfants non baptisés : voir profaner les plus précieux Sacrements de l’Église, et autres exécrations, si abominables : que les ouïr seulement raconter, fait dresser les cheveux, hérisser et frissonner toutes les parties du corps : et néanmoins elles disaient franchement, qu’elles y allaient et voyaient toutes ces exécrations avec une volupté admirable, et un désir enragé d’y aller et d’y être, trouvant les jours trop reculés de la nuit pour faire le voyage si désiré, et le point ou les heures pour y aller trop lentes, et y étant, trop courtes pour un si agréable séjour et délicieux amusement. Que toutes ces abominations, toutes ces horreurs, ces ombres n’étaient que choses si soudaines, et qui s’évanouissaient si vite, que nulle douleur, ni déplaisir ne se pouvait accrocher en leur corps ni en leur esprit : si bien qu’il ne leur restait que toute nouveauté, tout assouvissement de leur curiosité, et accomplissement entier et libre de leurs désirs, et amoureux et vindicatifs, qui sont délices des Dieux et non des hommes mortels. Et parce que de tous ces exercices qu’elles font au sabbat, il n’y en a pas un qui soit si approchant des exercices règles et communs parmi les hommes, et moins en reproche que celui de la Danse, elles s’excusent aucunement sur celui-là, et disent qu’elles ne sont allées au sabbat que pour danser, comme ils font perpétuellement en ce pays de Labourd, allant en ces lieux, comme en une fête de paroisse. »

La vérité s’exprime toute nue dans cet extrait du rapport de De Lancre : Les Labourdines trouvent au sabbat l’«accomplissement entier et libre de leurs désirs». C’est un péché inacceptable. Les Dieux seuls ont accès à la pleine liberté. Quels Dieux ? Les gréco-romains. De sorte que de Lancre avance en canard, faisant appel tantôt aux dieux païens, tantôt au seul Dieu qui commande cette mission, le Dieu souverain du christianisme. Cela ne le dérange pas le moins du monde. Il est en mission, il est propre. Sale est le trou du cul du diable, sales les danses où l’on se touche. Et le mot « Saleté » draine avec lui les bohémiens, qui naissent n’importe où et ne se fixent pas, ces êtres d’une humanité irréfléchie qui hantent les frontières du Pays basque.

Catherine Clément, Le musée des sorcières, Albin Michel, Paris, 2020. pages 35 à 45.

2 Replies to “Catherine Clément, Les bûchers du Grand Siècle”

  1. L’émancipation de la femme en générale est à proscrire et ce depuis un bon bout de temps. Mais là, (…) elles ne font qu’en dansant, tuer leur solitude en attendant leurs pêcheurs. Or, aux yeux inquisiteurs de ce gendarme à la morale éthique hypocrite, et aux mœurs douteuses, la liberté emprisonnée des Labourdines est encore inacceptable, réprouvé par qui déjà ? Ha oui, par l’église, par l’homme en fait, qui se sent investit d’une mission de purger les impurs. Ce renfort de bienséances qui couche avec le judiciaire. Mais ça, c’est un autre débat, tu parles…personne ne se prononce la dessus. Qui ne dit mot, consent. Cette complicité tacite va entretenir des non-dits qui vont traverser les siècles et qui va faire l’affaire de ben du monde, de ben des gars tordus dans ces temps là et ce pour un bon bout de temps, ho si !

    1. Bonjour Éric, je ne suis pas sûr de saisir ce que tu veux dire par: « L’émancipation de la femme en générale est à proscrire et ce depuis un bon bout de temps. » Proscrire, en son sens généralement admis, veut dire « interdire ». Pourquoi l’émancipation de la femme serait-elle alors à interdire, comme tu semble le suggérer dans ta première phrase?

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