Ce matin-là, je me souviens de la chaleur de la cuisine, de l’odeur des mets qui nous enveloppait, et des rayons de soleil qui transperçaient les rideaux du salon. Tout semblait être comme à son habitude, mais ce qui s’est passé ce soir-là a marqué un tournant dans ma perception du monde, des peuples, et de la souffrance humaine. Pour la première fois, j’ai remis en question les informations qu’on nous transmettait sur certains peuples comprenant qu’il existe toujours deux versions. Ce soir-là, un homme, un Autochtone, est venu acheter notre ancienne voiture. Mais ce qui a véritablement changé ma vision du monde, ce n’était pas l’échange matériel, ni même l’objet en lui-même – même si j’étais énormément attaché à cette voiture, car c’était la première que nous avions au Canada. C’était sa présence, ses histoires, les cicatrices invisibles qu’il portait, et qu’il a partagées avec nous, autour de cette même table familiale.
L’homme, que je n’avais jamais rencontré auparavant, était d’abord silencieux. Mais au fur et à mesure que la soirée avançait, il commença à parler. Le voile de mystère qui l’entourait commençait à se lever peu à peu. Il nous raconta son histoire, celle de ses ancêtres et de son peuple. Il nous parla des souffrances infligées à sa famille, à sa communauté, de la violence systématique, des séparations, des terres volées et des vies brisées. Les mêmes histoires qu’on entend à la télévision quand on veut sensibiliser à la cause. Seulement, cette fois, une personne directement concernée m’en parlait autour d’un repas familial. Mes parents, charmés par la sagesse de l’homme, n’ont pas pu s’empêcher de l’inviter à manger. Ses mots n’étaient pas seulement un témoignage de ce qu’il avait vécu personnellement, mais un héritage collectif et familial, transmis de génération en génération, un héritage de douleur mais aussi de résilience. Il parlait de la perte, de l’injustice et des fractures entre son peuple et ceux qui ont longtemps cru avoir la légitimité de décider du destin de son peuple.
À ce moment-là, les plats devant nous semblaient inexistants. Nous ne goûtions plus le repas. Les conversations légères avaient disparu. Tout ce qui comptait, c’était cette histoire de douleur, mais aussi de dignité. Les récits qu’il partageait tendu vers une histoire dur à raconter et à écouter, une histoire qu’on préfère ignorer ou effacer. Mais comment ignorer ce que l’on ressent dans l’âme lorsque des récits de souffrances s’invitent à la table de notre confort ?
Dans ces récits, je retrouvais des échos, des résonances de mon propre passé. En tant que Berbère, la marginalisation et les luttes ont été un héritage auquel j’ai dû faire face, que j’ai appris à comprendre au fil du temps. En effet, les Berbères, tout comme les peuples autochtones, ont connu des décennies d’effacement culturel et politique après l’indépendance des pays dans lesquels nous vivons. Au Maroc et en Algérie, après les indépendances des années 1950-1960, les Berbères ont été systématiquement marginalisés. Les langues berbères ont été ignorées, les traditions ont été étouffées sous le poids d’une « identité nationale » imposée, et les droits culturels ont été progressivement réduits à néant. Cette invisibilité a continué à nourrir des siècles d’exclusion et de répression.
Le Maroc, par exemple, avec sa politique d’arabisation, a effacé une grande partie de l’héritage berbère, malgré les révoltes et les demandes constantes des populations berbères pour la reconnaissance de leur langue et culture. L’Algérie, quant à elle, a également imposé une politique d’unité linguistique et culturelle, mettant de côté l’identité berbère au nom d’un nationalisme algérien exclusif. Ces deux pays ont laissé derrière eux des peuples qui, tout comme les Autochtones, ont souffert de l’imposition d’une identité nationale qui a nié leurs histoires.
Dans quelle mesure les récits et expériences des peuples autochtones mettent-ils en lumière les lacunes de notre conception de la justice, tout en offrant une voie vers une relation plus respectueuse entre les humains et leur environnement ?
En me plongeant dans la réflexion qui a suivi cette rencontre avec cet homme autochtone, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la notion de contrat social de John Rawls, que j’avais étudiée en cours. Rawls suggère que, pour parvenir à une société juste, il est nécessaire de penser à un « contrat social » fondé sur des principes d’équité, où chaque individu, libre et égal, décide des règles qui régissent la société. Mais si ce contrat social est censé garantir les droits et la dignité de tous, pourquoi l’expérience des peuples autochtones, et des Berbères, est-elle systématiquement ignorée ? Pourquoi ces peuples, qui partagent des luttes similaires contre l’injustice, la marginalisation et l’effacement, ne sont-ils pas intégrés à ce « contrat » ? En effet, dans ce contrat social, ne devrait-il pas y avoir un respect fondamental des droits des peuples à leur culture, à leur terre, et à leur autonomie ?
Ce que j’ai ressenti en écoutant cet homme parler, c’est l’idée que la position originelle de John Rawls – une condition dans laquelle des individus prennent des décisions sur les principes de justice sans connaître leur place dans la société – ne tient pas compte des siècles d’injustice vécus par les peuples autochtones et les minorités comme les Berbères. Comment choisir des principes de justice quand on ignore l’héritage de l’oppression que l’on porte ? Comment peut-on parler de justice lorsque les peuples concernés par cette justice sont toujours marginalisés et effacés des discussions qui les concernent ?
L’idée de la position originelle devient, dans ce contexte, une utopie inatteignable, un objectif qui ignore les réalités vécues par ceux qui ont été laissés à eux-mêmes par l’histoire. Pour qu’un tel contrat soit véritablement juste, il faudrait qu’il intègre la souffrance historique, qu’il reconnaisse les injustices passées et présentes et qu’il offre une véritable réparation. Et pas seulement une remise à zéro comme s’il ne s’était rien passé.
Dans ses écrits, Jim Harrison parle des écrans qui filtrent notre perception de la réalité, des filtres que l’on applique inconsciemment pour éviter de voir la souffrance des autres. Ces écrans sont les prismes (référence au prisme qui filtre la lumière) à travers lesquels nous choisissons de regarder le monde, et souvent, ils sont teintés par notre propre confort, notre position sociale, et nos croyances déjà existantes. Mais ces écrans deviennent une barrière entre nous et la réalité des autres, entre nous et les peuples qui, comme les Autochtones ou les Berbères, vivent dans l’ombre de cette histoire très souvent détournée par les oppresseurs.
Les récits des peuples autochtones, comme ceux des Berbères, révèlent non seulement l’injustice de notre contrat social, mais aussi la réalité amère de ce que cela signifie être privé de sa dignité et de ses droits fondamentaux. En écoutant cet homme, j’ai pris conscience que l’histoire que mon propre peuple rejoignait celle des peuples autochtones. Dans ses souffrances, dans ses luttes pour la reconnaissance, j’ai retrouvé la mémoire de mes ancêtres. La vérité se trouve dans ces récits, car j’aurai beau ramener le sujet de tous les tons que je veux, je ne pourrai pas transmettre le sentiment que l’on ressent lorsqu’on vient de ces peuples. Ces récits montrent l’urgence de réinventer un contrat social, un qui n’efface pas, mais qui répare et qui respecte la diversité des cultures et des peuples. Cependant, est-ce le réel désir des gouvernements? Peut-être que trouver un contrat social qui convient réellement à tout le monde, c’est le synonyme d’une perte progressive d’autorité de l’état envers les autochtones. Si ce n’est pas la peur qui empêche l’avancement d’un contrat social équitable, qu’est-ce que ce serait?
Dans cette rencontre, j’ai découvert que la souffrance n’est pas seulement individuelle, mais collective, et que pour parvenir à une véritable justice, il est impératif de reconnaître ces souffrances et de les intégrer dans notre vision de la société. Les peuples autochtones, les Berbères, et d’autres peuples marginalisés ont quelque chose à nous enseigner. Leur histoire n’est pas seulement une histoire de perte, mais aussi de résistance. Une résistance qui, à travers les récits, réclame une place dans notre conception de la justice et de l’équité.