Introduction
Le début des années 1990 marque l’arrivée du hip-hop en France depuis les États-Unis. Des rappeurs comme Dee Nasty (qui sort le premier titre de rap en français), Assassin, ou encore les Sages Poètes de la Rue, font prendre de l’ampleur au mouvement bien qu’il soit largement restreint aux banlieues et aux cités. De ce fait, le hip-hop était invisible aux yeux des médias, qui n’y voyaient aucune crédibilité sinon une opportunité pour eux d’encore plus critiquer les individus issus de communautés défavorisées.
C’est aussi en 1990, dans le Val-de-Marne en banlieue parisienne, que se forme un collectif de jeunes rappeurs qui prend le nom d’Idéal Junior (ou Idéal J). Kery James, Rocco, Teddy Corona, Selim et Jesse Money ont treize ans et ils commencent à monter sur scène dès 1991 à l’occasion de petits festivals au cours desquels ils présentent leurs textes de rap et leur flow avec brio, impressionnant au passage le public.
En 1992, Idéal J s’associe à un producteur du nom de DJ Mehdi. Il a lui aussi treize ans, et bien que la technologie permettant de produire de la musique soit à cette époque largement inaccessible au grand public, Mehdi parvient par lui-même à assembler ce qui serait aujourd’hui appelé un sampler. Ceci lui permet de prendre des boucles parmi ses quelque 200 vinyls, de les retravailler, puis de les assembler dans des compositions qui dépassent entièrement les standards du hip-hop par leur originalité et leur technicité. Rapidement, il devient le génie derrière Idéal J, qui vont chercher toutes les fins de semaines chez Mehdi des instrumentales sur lesquelles ils rappent. La même année, Idéal J sort son premier album, dans lequel ils parlent du racisme et de l’injustice qu’ils vivent au quotidien. (novateur gangsta rap/parler racisme etc)
Partie 1 : Histoire
Le rap se développe en France et gagne en popularité. Les maisons de disques commencent à vouloir signer des artistes émergents de ce courant, et l’une d’entre elles repère le groupe Idéal J lors d’un festival.
Cette maison de disque a alors un projet pour le groupe ; elle voudrait les rendre “lisses”, bons pour les radios qui commencent elles aussi à s’ouvrir au rap lors de leurs émissions. On leur demande d’écrire des textes sur leur vie à l’école, de faire preuve d’humour, de faire de la musique monde ; tout ce qui, pour le groupe, semble le plus loin des revendications qu’ils souhaiteraient diffuser. “La vie est brutale” illustre bien cette période pour le groupe, bien que le titre mette en valeur les compétences d’écriture et de phrasé des jeunes rappeurs. Le titre ne marchera pas très bien, peut-être car il n’est pas aussi authentique que les autres créations proposées par le groupe.
Face aux propositions de la maison de disque, DJ Mehdi est clair dès le début : il n’aime pas. Lui qui a des influences musicales diversifiées allant du funk à l’électro, en passant par la disco ou le soul se sent extrêmement contraint par les exigences de la maison de disque qui ne s’intéresse seulement au potentiel d’un nouveau tube commercial. Pendant 4 ans, ainsi pris au piège, Mehdi approfondira ses créations musicales par lui-même et raffinera sa production. Il assume sa position face à la maison de disque, restant radical dans la musique qu’il proposera par la suite.
Le groupe finit par se dissocier de la maison de disque car l’oncle de Mehdi entreprend de créer son propre label, ce qui offre une liberté immense aux artistes.
Mehdi se lance entièrement dans sa pratique artistique, qui inclut la fusion de samples et l’innovation sonore, propulsant du même jet les artistes de Idéal J vers de nouveaux horizons. Le groupe se renomme le 113, et ils sortent en 1999 leur album « Princes de la Ville ». C’est avec cet album que le groupe atteint l’apogée de sa popularité, tant dans les médias que chez les auditeurs. L’album est rapidement repris par les chaînes de radios, notamment Skyrock qui sera appelé « Radio 113 », tant elle diffuse à répétition les titres du groupe. L’album sera ensuite nominé aux Victoires de la Musique, ce qui représente un immense pas en avant pour le groupe et plus largement pour le rap en France. En effet, les Victoires de la Musique étaient auparavant plutôt connues pour donner des prix à des artistes de variété française, tout ce qui était le plus éloigné du rap.
À la surprise générale, le 113 remporte deux prix : le prix « rap, reggae ou groove de l’année » ainsi que le prix de la révélation de l’année, qui est déterminé par les votes du public. C’est en partie grace au soutien du public des cités et des banlieues qui votèrent massivement pour le 113 que celui-ci remporta le prix. Cette victoire impose un changement radical de mentalité en France face au hip-hop, celui-ci s’étant désormais prouvé capable de s’ériger jusque dans les sphères élitistes de la musique dont ils étaient avant exclus de facto.
Cette victoire est remportée non seulement par les rappeurs mais aussi par DJ Mehdi et ses « prods » spectaculaires.
Princes de la ville – 113 :
Archives, Victoires de la musique (2000):
Le 113 représente une synthèse entre rap brut et influences funk, tout en offrant des mélodies entêtantes et accessibles au grand public. Dans l’album « Les Princes de la Ville », le groupe propose également le titre « Tonton du Bled », qui connaît un immense succès jusqu’à nos jours. Dans cette chanson, le groupe voulait représenter la culture algérienne de l’un des rappeurs, Rim’K. Pour la produire, DJ Mehdi demande à Rim’K de lui amener la collection de vinyles de sa famille, dans laquelle il déniche ce qui sera l’élément clef de la chanson. C’est une chanson de Ahmed Wahby, artiste de raï entièrement méconnu en France, qui amènera la mélodie répétitive et tant appréciée du titre « Tonton du Bled » une fois modifiée et samplée par Mehdi. La chanson permet à des individus issus de la diaspora maghrébine de trouver dans la musique française les éléments culturels de leur enfance, mais aussi des paroles qui décrivent l’expérience singulière des immigrés. Le succès de Tonton du Bled touche aussi les français qui n’ont pas de lien avec le Maghreb et devient une sorte d’hymne qui est reprise à toutes les occasions.
Après la sortie de l’album, Mehdi souhaite poursuivre ses explorations musicales vers encore plus d’éclectisme, et la musique électronique en France commence à prendre son envol. Des artistes comme Daft Punk, Justice ou Cassius font naître la french touch, un sous-genre de la house très apprécié du public international. Mehdi s’associe avec ces artistes, délaissant quelque peu le rap pour débuter une carrière solo de producteur de musique électronique. Son passé avec le hip-hop ne le quittera cependant jamais.
En 2006, il sort l’album Lucky Boy qui fait un pont entre les sonorités électroniques et celles du hip-hop. Il continuera de faire quelques productions pour le 113, parmi lesquelles on peut retrouver le titre « Ouais gros », qui est fait à partir d’un sample de Kraftwerk. La frontière entre rap et musique électronique tombe, laissant place aux artistes futurs une liberté créative sans limite et une visibilité nouvelle.
En effet, le mariage avec l’électro permet aussi au genre d’atteindre une audience plus large que celle du rap français, qui pouvait sembler inaccessible pour certains. Le groupe 113 fera aussi une collaboration avec Thomas Bangalter du groupe Daft Punk, qui avait jusqu’alors refusé toutes les propositions de featuring des plus grands artistes de l’époque.
113 fout la merde – 113 :
Ouais gros – 113 : (sample de Kraftwerk ; allusions à Afrika Bambaataa)
Partie 2 : Electro-Rap
DJ Mehdi ouvre donc la porte vers la musique électronique pour les artistes de rap français. À l’aube des années 2000, Akhenaton lance le projet “Electro Cypher” qui s’avère être extrêmement avant-garde et prend des initiatives assez expérimentale pour l’époque (dans la chanson “Belsunce breakdown”, on retrouve du spoken word, du piano et des rythmes saccadés évoquant ceux employés dans la musique électronique).
Belsunce Breakdown – Bouga :
Cette intégration de sonorités électroniques et de pratiques particulières de production au rap français sera un développement majeur. Les rythmes et les textures sonores des chansons évoluent, faisant place à des éléments nouveaux comme des synthétiseurs atmosphériques, de lourdes basses, ou du breakbeat. La trap française, notamment, intègre des rythmes issus de l’EDM, ou des « drops ».
Le tempo va aussi changer, passant du classique 80-90bpm associé au hip-hop au 110-120 de l’électro, allant parfois même jusqu’à 140 comme dans la chanson « Autobahn » de SCH, tempo autrefois réservé à la techno.
Avec cette association rendue possible, le rap devient impossible à catégoriser. Les univers nouveaux et illimités qui en émergent permettent à chaque artiste d’avoir son style unique et une expression artistique propre à eux, tout en rendant plus accessible le message que leurs paroles véhiculent grâce à l’attrait du public pour la musique électronique. En redéfinissant les codes du rap français, le genre s’émancipe de ses lieux d’émergence pour atteindre la scène internationale. C’est un nouvel univers, plus actuel, qui se forge sur la base du passé.
Autobahn – SCH :
Popopop – Gambi :
Dipro – Grems :
Conclusion
DJ Mehdi permet au rap français de s’étendre au dela des dispositions que la culture mainstream lui prédisait. Il pave la voie vers de nouvelles expériences sonores pour le rap, allant des hybridations avec la techno à de la musique entièrement expérimentale. Car si la musique électronique a été allègrement intégrée à la scène du rap français, elle a aussi permis aux artistes d’entièrement laisser tomber les codes qu’on leur imposait de respecter. Le genre du « rap alternatif » a vu le jour, dans lequel on retrouve l’élément textuel du rap, mais avec une infinité de variations rendues accessibles.
Jeune Malagasy – Jyeuhair : (influences dubstep, synthés, rythme DNB)
OFF – winnterzuko : (sonorités hyperpop, eurodance, glitch ; minimalisme, futurisme)
Désobeir – Dooz Kawa :
Dans la chanson Désobeir, tout est expérimental ; les figures de style employées font preuve d’un lyrisme sans faute, tout en faisant des associations à des courants philosophiques comme la pensée de Schopenhauer ou l’anarchie. On retrouve des “wub wub” issus directement du dubstep, sur une instrumentale qui s’inspire des musiques folkloriques méditerranéennes, le tout dans un mélange aussi cohérent qu’improbable.
Pour conclure, le rap français est désormais face à l’étendue de ce qui a été rendu possible par les artistes du passé comme DJ Mehdi. Par souci de temps et de cohérence, je n’ai pas pu aborder certains thèmes qui m’étaient chers comme l’importance politique des textes de rap en France, l’importance des entreprises individuelles DIY dans les milieux défavorisés (par exemple Mehdi qui construit son propre sampler), ou les enjeux légaux entourant la pratique du sampling.
Bibliographie
https://www.radiofrance.fr/mouv/techno-et-rap-francais-deux-genres-incompatibles-7610976
https://mediathekviewweb.de/#query=dj%20mehdi, Documentaire Arte sur DJ Mehdi
Aide à la recherche (n’a pas été d’une grande aide)
Wurster, M. (2013). Town All Day: A Vibrant and Affective Ecology of Sound.
Harrison, A. K., & Arthur, C. E. (2019). Hip-Hop Ethos. Humanities, 8(1), 39. https://doi.org/10.3390/h8010039
Charis E. Kubrin, Gangstas, Thugs, and Hustlas: Identity and the Code of the Street in Rap Music, Social Problems, Volume 52, Issue 3, 1 August 2005, https://doi.org/10.1525/sp.2005.52.3.360
Connell, J., & Gibson, C. (2003). Sound tracks: Popular music identity and place. Routledge.
Kubrin, C. E. (2005). Gangstas, thugs, and hustlas: Identity and the code of the street in rap music. Social problems, 52(3), 360-378.
Ryynänen, M. (2022). Living Beauty, Rethinking Rap: Revisiting Shusterman’s Philosophy of Hip Hop. In Shusterman’s Somaesthetics (pp. 74-85). Brill.
Perry, M. D. (2008). GLOBAL BLACK SELF-FASHIONINGS: HIP HOP AS DIASPORIC SPACE. Identities, 15(6), 635–664.
Musique et écologies du son : propositions théoriques pour une écoute du monde, Éditions L’Harmattan
Félix Guattari, les trois écologies
Vers un printemps écosophique. Construire et explorer des possibles avec Félix Guattari, mémoire de Habib Bardi
Est-ce qu’on dirait que je me suis perdu dans ma recherche ? Peut-être …