Enquête philosophique #1
Quand je cherche à parler de féminisme, on me répond souvent que la grosse partie du combat est terminée, que l’égalité est atteinte. Quoi répondre à ce genre d’argument ? De facto, il est vrai que depuis 1975 au Québec, légalement parlant, la Charte sur les droits et libertés de la personne[1] protège cet équilibre. Or, comment expliquer cette banalisation de la chirurgie esthétique qui a permis à son industrie de multiplier par trois ses profits au courant des dix dernières années ?[2] Pourquoi 80 %[3] des Québécoises sont-elles insatisfaites de leur apparence corporelle ? Pourquoi cette omniprésence de l’industrie des diètes et de la minceur dans nos sociétés ? C’est sur cet état des choses que j’ai décidé de me pencher pour cette première enquête, une situation qui porte le nom de « backlash » ou en français, de « retour du bâton ».
Le « retour du bâton » est une expression de plus en plus utilisée, depuis une trentaine d’années, pour nommer la « réaction violente d’une partie de la société face aux progrès des droits d’une minorité. »[4] Dans notre cas, c’est donc le patriarcat qui serait notre réactionnaire et pour le comprendre, il nous faut revenir en arrière.
Au tournant du vingtième siècle, un désir de liberté nouveau souffle sur la population occidentale et c’est dans ce contexte que les femmes commencent à réclamer leur place dans la société. Ainsi, elles obtiennent le droit de vote au Canada en 1918 et dans les années vingt, elles commencent à s’habiller à la « garçonne ». Dans cette même décennie, Virginia Woolf publie son mythique essai, Un lieu à soi, et c’est dans ce contexte que progressivement, la femme gagne en liberté. Quand elle embarque sur le marché du travail, dans la seconde moitié du siècle, un nouveau gain est acquis : la femme obtient sa liberté financière. C’est ici qu’entre en jeu notre fameux retour du bâton .
Cette émancipation nouvelle de la femme lui permet de se réapproprier son corps. En effet, elle n’est plus contrainte à passer sa vie à la maison ; elle embarque sur le marché du travail, commence à sortir et gagne en pouvoir d’achat. Or, cette silhouette nouvelle qui entre dans la société peut aussi se montrer terrifiante pour certains. Cette réappropriation, par son hôte, de son corps féminin est aussi synonyme de perte de contrôle chez celui qui la gardait passive : la structure patriarcale qui régissait la société jusqu’alors s’en retrouva donc ébranlée. Il faut réagir ou en d’autres mots : c’est le début du backlash.
Comme expliqué par Mona Chollet dans Beauté fatale, « le corps […] a permis de rattraper par les bretelles celles qui, autrement, ayant conquis — du moins en théorie — la maitrise de leur fécondité et l’indépendance économique, auraient pu se croire tout permis. »[5] Ce retour du balancier coïncide avec l’explosion d’articles prorégime en Amérique où, dans les années 1960, leur nombre de publications s’est vu grimper de 70 %[6]. Ainsi, comme ironiquement observé par Lauren Malka, autrice de l’essai Mangeuses ; histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, « vous [les femmes] voulez être minces, devenir des “garçonnes” ? Nous vous proposons mieux : la minceur extrême en kit, payable en trois fois sans frais. »[7] Autrement dit, à vous, les femmes, à première vue, on va vous redonner votre place dans la société, mais en contrepartie, insidieusement, on va vous inciter à la refuser en vous donnant l’illusion de l’avoir rejeté par vous-même. Pour l’avoir personnellement expérimenté par les troubles alimentaires, contrôler son appétit ou se priver de manger, c’est soi-même s’extraire d’un monde où nous n’avons plus l’énergie d’embarquer. C’est, sans s’en rendre compte, redonner le pouvoir à l’autre sur sa vie. Ou dans un autre angle, dépenser des milliers de dollars pour se faire remodeler la silhouette, c’est aussi perdre une partie de son pouvoir d’achat en poursuivant une image promue par des standards de beauté sociétaux inaccessibles. Le backlash auquel les femmes font actuellement face est d’autant plus insidieux qu’il se présente à nous sous la forme d’un rêve, d’un idéal à atteindre. Le poursuivre, c’est « reprendre le contrôle sur sa vie » et gagner en « force » et « confiance » pour rentrer dans le monde avec « tonus ». Une contradiction hautement efficace qui sert de paravent à notre fameux retour du bâton dans la conquête de ses cibles.
Soixante ans après ses débuts, le retour du bâton sait aujourd’hui se montrer plus présent que jamais. En 2021, la chirurgie esthétique fut employée pour remodeler plus de 12,8 millions[8] de corps. À seulement neuf ans, une fillette sur trois[9], au Québec, a déjà cherché à perdre du poids. Sans oublier les réseaux sociaux qui, depuis quelques années, propulsent ces enjeux de distorsions corporelles dans toutes les sphères du quotidien. À défaut de ne plus les condamner aux bûchers, on continue à inciter les femmes à faire tomber leurs corps en cendre. La sorcière contemporaine aurait donc été réinventée. Toujours vivantes, peut-être lui reste-t-il quelques ingrédients à ajouter dans sa marmite pour redonner toute sa magie à une réelle égalité entre les genres ?
[1] GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, « Aperçu de l’égalité entre les femmes et les hommes », dans Égalité entre les femmes et les hommes, https://www.quebec.ca/gouvernement/portrait-quebec/droits-liberte/egalite-femmes-hommes/apercu-egalite-femmes-hommes
[2] Elsa MARI et Ariane RIOU, Génération bistouri, Paris, J.-C Lattès, 2023, p.13
[3] Michel SABA,« Quatre femmes sur cinq insatisfaites de leur poids », Radio-Canada (1 février 2017), https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1014386/quatre-femmes-sur-cinq-insatisfaites-corps
[4] Marion DUPONT, « Le “backlash” ou le retour du bâton conservateur », Le Monde (21 septembre 2022), https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/09/21/le-backlash-ou-le-retour-de-baton-conservateur_6142513_3232.html
[5] Mona CHOLLET, Beauté fatale, Paris, Éditions La Découverte, 2012, p.36.
[6] Lauren MALKA, Mangeuse ; histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, Paris, Éditions Les Pérégrines, 2023, p.202
[7] Ibid, p.201
[8] AGENCE QMI. « La popularité des liposuccions dépasse celle des augmentations mammaires », Journal de Montréal (11 janvier 2023) https://www.journaldemontreal.com/2023/01/11/la-popularite-des-liposuccions-depasse-celle-des-augmentations-mammaires
[9] GOUVERNEMENT DU QUÉBEC. « Image corporelle », dans Conséquences des stéréotypes sur le développement, https://www.quebec.ca/famille-et-soutien-aux-personnes/enfance/developpement-des-enfants/consequences-stereotypes-developpement/image-corporelle