Représentation de la sorcière
Représentation : Fait de rendre sensible (un objet, une chose abstraite) au moyen d’une image, d’un signe, etc. ; image, signe qui représente. (le Robert)
- Images emblématiques qui se généralisent dans l’imaginaire commun
- Dépend du contexte culturel
- La représentation est seulement à la surface. Sous cette surface : expériences et affects
- Les représentations ont des effets concrets sur les transformations sociales et peuvent conduire à la violence
- Une représentation commune à l’imaginaire collectif donne un sentiment de vérité – plus de distinction entre la réalité et l’imaginaire (ce qui n’existait que dans l’imaginaire devient la réalité)
- Une représentation permet donc de créer quelque chose qui n’existe pas : les croyances ont des effets sur les émotions, qui, elles, sont réelles.
Représentation de la sorcière pendant l’Inquisition
- Méfiance : plantes et animaux inhabituels (apparence bizarre, association métaphorique ou utilitaire avec la sorcellerie), ombres et la nuit, « Tout individu ayant un quelconque rapport avec ce que nous venons d’évoquer est de ce fait lui-même suspect. Il l’est d’autant plus que son apparence s’y prête : attitude, particularité quelconque, laideur, difformité, et de vieilles femmes laides ou courbées par l’âge sont aisément victimes des populations, parce que l’on établit un rapport entre leur physique et la sorcellerie. », mots inhabituels, utilisation à tort du nom de Dieu, Marie ou Jésus, celui qui détient un pouvoir, certains métiers, celui qui en sait trop, étrangers —> tout ce qui sort d’un cadre très serré (Colette Arnould)
- « Plus largement, cependant, toute tête féminine qui dépassait pouvait susciter des vocations de chasseur de sorcières. Répondre à un voisin, parler haut, avoir un fort caractère ou une sexualité un peu trop libre, être une gêneuse d’une quelconque manière suffisait à vous mettre en danger. » (Mona Chollet)
- « Avoir un corps de femme pouvait suffire à faire de vous une suspecte. Après leur arrestation, les accusées étaient dénudées, rasées et livrées à un « piqueur », qui recherchait minutieusement la marque du Diable, à la surface comme à l’intérieur de leur corps, en y enfonçant des aiguilles. N’importe quelle tache, cicatrice ou irrégularité pouvait faire office de preuve et on comprend que les femmes âgées aient été confondues en masse. » (Mona Chollet)
- Donc : En majorité des femmes vieilles, pauvres, qui sortaient volontairement ou non des normes – s’étend jusqu’à n’importe qui qui ne se conforme pas à des normes très strictes
Circé et l’évolution de la sorcière
Mythologie Grecque : discours sur les sentiments des personnages VS Théologie chrétienne : discours sur la morale (bien/mal). Les figures mythologiques subissent les contrecoups de la théologie chrétienne, émergence de la figure de la sorcière teintée de cette morale.
Selon Kevin Whiteneir, dans Is She a Good Witch of a Bad Witch? : A Social History of Waterhouse’s Circe Offering the Cup to Odysseus
- Les gens pratiquant la sorcellerie sont vus différemment selon les époques – la même figure (ici, Circé), évolue en interprétations et en représentations (p. 863)
- À partir des Argonautiques de Rhodius, Circé cesse d’apparaître comme une déeese anti-héroïne mais civile, mais comme celle dont les auteurs à venir sembleront s’inspirer pour décrire les sorcières hostiles aux religions Abrahamiques, à l’État et à la société (p.864)
- La littérature latine traite Circé complètement comme une femme fatale sans les qualités rédemptrices qu’Homère lui a attribué tout au long de l’Odyssée. Elle est soit absente, soit une enchanteresse mauvaise. (p. 864)
- Dans l’Odyssée, Circé était présente pour plus de 200 vers; le héros bénéficie de son séjour avec elle, qui le guide dans sa quête. Dans l’épique de Virgile, seulement 17 vers sont dédiés à Circé, à qui il manque toute forme de civilité – elle n’est qu’une villaine, qui ensorcelle les voyageurs qui ont le malheur de se retrouver sur son île : « All aspects of her home, which would ground her with an element of humanity or clemency are removed » (p. 864)

- Les interprétations de Rhodius et d’Ovide la rapprochent encore plus de ce que les Chrétiens considéreront plus tard comme une sorcière : une figure, généralement féminine, qui utilise des forces surnaturelles pour causer des changements malveillants autant chez les individus que dans la société. (p. 864)
- Similarités entre Circé et la sorcière : figures en périphérie de la société. Sorcière de la Grèce ancienne : Isolée sur une île, loin des autres humains, sans figure masculine pour les guider moralement, possédant un certain pouvoir, et pratiquant une religion mythique, non sociétale. (p. 864)
- Acceptation de la figure de la sorcière par le public autour 1990 avec représentation sorcières et sorcellerie au cinéma et à la télévision (Practical Magic, The Craft). Crée image sorcières comme bonnes. Série Charmed parmi ceux ayant le plus impact : « witches as moral saviors protecting innocent humans from demons who sought to sew chaos ». (p. 866)
The Wizard of Oz (1939)

- La plus célèbre/une des premières représentations de l’opposition bonne sorcière/mauvaise sorcière
- La bonne sorcière n’a rien en commun avec la sorcière classique, elle s’apparente beaucoup plus aux fées marraines de contes de fées
- Grande robe de princesse rose, cheveux blonds, belle, baguette magique
- Porteuse de morale : « there’s no place like home » – existe pour apprendre une morale à Dorothy, et aux gens qui écoutent le film
- Mauvaise sorcière est l’image classique de la sorcière
- Peau verte, nez crochu, menton proéminent, sourcils épais, habillée de noir (vêtements informes) : traits physiques « indésirables » chez une femme
- Habite seule (pas mariée/ne dépend pas d’un homme)
- Sa mort (et celle de sa soeur) est cause de célébrations
- Disparition du corps à sa mort
The Craft
- Bonne sorcière : Sarah
- Conventionnellement belle, classe moyenne à haute, hétérosexuelle, ne s’éloigne pas trop des normes, désire une vie « normale », cherche d’abord à être aimée
« I wanted [Sarah] to be the most vulnerable so the audience had somebody as a protagonist. I wanted to keep her softer and more accessible than the other girls, particularly Nancy, who was much more hard-edged. » – Deborah Everton, costume designer on The Craft
- Mauvaise sorcière : Nancy
- Pas conventionnellement belle, pauvre, queer coded, s’éloigne volontairement des normes, cherche à se venger et à acquérir du pouvoir (ambitieuse)
- L’entité de qui les filles tirent leur pouvoir est un « il »
- Le pouvoir est en fait un faux pouvoir, il ne leur appartient pas vraiment
- Peur d’une femme libre? Bonnie : « Excuse me, but I spent a big chunk of my life being a monster, and now that I’m not I’m having a good time, I’m sorry that bothers you »
- La première partie de The Craft, correspond à ce qui devrait être une réappropriation plutôt bonne de la figure de la sorcière : Nancy, Bonnie Rochelle sont ostracisées, chacune en raison d’un trait qui les différencient et les mettent à l’écart des autres. Même si elles n’ont pas encore de pouvoir, le seul fait de s’identifier à la figure de la sorcière leur donne du pouvoir, non seulement parce que les gens ont peur d’elles, mais aussi parce que ça crée un lien fort entre elles. Lorsqu’elles parviennent à développer de vrais pouvoirs, elles les utilisent pour se venger de ceux qui leur ont fait du tort ou pour reprendre contrôle sur leur corps et leur vie. Le film déraille lorsqu’une morale est appliquée aux actions des personnages. Jusqu’à ce moment, bien que loin d’être « bonnes », les actions des filles n’étaient pas montrées comme « mauvaises » : il n’y avait simplement pas de morale appliquée à la sorcellerie ni à la figure de la sorcière.
« [The R rating] was very disappointing. It’s interesting, because now it would practically be G, but at the time, the issue of teen suicide — there was a lot of fear about that. Very little ground had been broken in terms of the more realistic exploration of teen agony. I think the rating people at the time were probably old white guys. Those things just seemed kind of dangerous to them, which in a funny way is almost part of the story — this sort of not understanding [was] why they burned witches in the first place, because they didn’t understand the mysteries of young women. Getting our R was the modern-day equivalent of having a few witches burned at the stake » – Doug Wick, producer of The Craft
Réflexions
La sorcière réappropriée dans le mainstream (la « bonne sorcière ») reste un outil pour opprimer les femmes qui ne restent pas dans les normes (de la même façon que la figure de la sorcière était en partie un outil pour forcer les femmes à rester à leur place)
Distinction entre la bonne sorcière et la mauvaise sorcière : la mauvaise sorcière, qui porte des traits qui ne sont pas désirables par la société pour une femme, est punie par la bonne sorcière, qui porte des traits plus désirables pour une femme de notre époque.
La bonne sorcière est un outil servant à opprimer les femmes qui ne se conforment pas aux normes (incarnées par la mauvaise sorcière). La bonne sorcière ne porte pas les caractéristiques communes des femmes accusées de sorcellerie – la mauvaise sorcière les porte. En parlant de l’horreur de la chasse aux sorcières, beaucoup de gens condamnent les exécutions de masse en mettant l’accent sur les traits qui ne sont pas indésirables : les « sorcières » n’étaient pas forcément laides ou vieilles, elles effectuaient un travail qui bénéficiait à la communauté (sage femme, herboriste), elles pouvaient être gentilles et innocentes, au point qu’on en oublie que les femmes qui étaient d’abord accusées étaient les femmes vieilles, laides, pauvres, recluses, qui ne se conformaient pas aux normes sociales – c’est elles qui inspirent l’archétype de la mauvaise sorcières. Or, la culture mainstream a tendance à effectuer une réappropriation du personnage de la sorcière en tentant de la rendre bonne – ce faisant, effaçant tous les traits jugés indésirables. Une femme doit-elle être belle/utile/bonne pour ne pas être brûlée ?
(il y a un peu plus d’un an, j’ai écrit pour la revue littéraire du cégep un texte racontant l’exécution d’une « sorcière » laide et en colère – je trouvais qu’il y a avait une forme de pouvoir dans cette figure (malgré le fait que cette femme allait être tuée). lors d’une des rencontres d’édition, un professeur a dit que cette représentation était un peu dépassée, que la figure de la sorcière avait été réappropriée par les luttes féministes et qu’on savait maintenant que les femmes accusées de sorcellerie n’étaient pas forcément telles que je les avait écrites. ce à quoi je réponds maintenant (mais que je n’ai pas répondu à ce moment) : quelle femme, au moment d’être injustement brûlée après des jours, voire des mois de torture, serait encore belle ? quelle femme ne serait pas en colère ? quelle femme ne voudrait pas maudire pas ses bourreaux, leur lancer des sorts, faire tout en son pouvoir ? le trait le plus irréaliste de mon texte était sans doute que la femme avait encore la force de se battre.)
We Forgot That Our Heroines Were People Too
Burning like it has become a habit,
the world making its memory of you
out of flames. Melting your way
into the ground until only the scorched shape
of you remains. Remembering you like this:
light and endless fire.
It you were ever anything else
the world isn’t interested
in knowing it.
We don’t want you to be human! The history books
scream. Who wants to put that in an exam?– Elisabeth Hewer
LE PROBLÈME DE LA MORALE
Le problème serait-il que ces représentations forcent une dichotomie bien/mal sur une figure que ne devrait être ni bonne ni mauvaise ? (une femme n’est ni bonne ni mauvaise; ce n’est qu’une femme) La figure de Circé selon Homère, telle que Whiteneir l’analyse, semble être la figure la plus libératrice (si on oublie qu’elle était enfermée sur son île), puisqu’elle est complètement détachée des morales et des règles que les hommes imposent aux femmes. La figure de la « bonne sorcière », puisqu’elle est toujours sujette à ces morales – ou qu’elle est un instrument de ces morales, n’est pas une figure émancipée ou réclamée.
LA SORCIÈRE COMME OUTIL DE CONTRÔLE
Selon Armelle Le Bras-Choppard :
L’État se bâtit au masculin et doit « enrayer toute possibilité de généralisation de l’autonomie et du pouvoir aux femmes. » Les procès de sorcières traduisent une crainte des femmes, qui occupent une place grandissante dans l’espace social. Construction de l’état comme dans la famille : structure verticale avec l’homme (le père) en haut. Pouvoir absolu de l’homme sur la femme (autant au niveau de la famille que de l’État). Femme au pouvoir = sorcière (lubrique, cruelle et meurtrière). L’état et la loi remplacent le bûcher, qui n’est plus nécessaire pour brider l’autonomie des femmes.
- De nos jours, avec l’émancipation grandissante des femmes dans les sociétés occidentales, il n’est plus acceptable de brûler les femmes. Pour les garder à leur place, les médias (films, séries, livres, etc.) sont utilisés, de façon beaucoup plus insidieuses. La « bonne sorcière » dit aux femmes ce qu’elle doit faire pour être aimée et heureuse. Et personne ne veut être la mauvaise sorcière. (If I gave up on being pretty I wouldn’t know how to be alive/I should move to a brand new city and teach myself how to die (Brand New City, Mitski) : même si les femmes sont conscientes de leur prison, la pression sociale qu’elles subissent depuis l’enfance rend la tâche de s’en sortir beaucoup trop difficile. Se détacher de ces constructions revient à tuer une partie de soi – et une partie de ce qu’on peut devenir. Il est tellement plus facile (et plus confortable) de succomber à la bonne sorcière.)
BIBLIOGRAPHIE
ARNOULD, Colette. Histoire de la sorcellerie, Éditions Tallandier, Paris, 2009.
BRUCCULERI, Julia et JACOBS, Matthew. « Relax, It’s Only Magic: An Oral History Of ‘The Craft », Huffpost (2016), https://www.huffpost.com/entry/the-craft-oral-history_n_5734f7c9e4b060aa7819d362?guccounter=1
CHOLLET, Mona. Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones Éditions La Découverte, Paris, 2018.
FLEMING, Andrew (réalisateur). The Craft, Columbia Pictures, 1996, 101 min.
FLEMING, Victor (réalisateur). The Wizard of Oz, MGM, 1939, 101 min.
HEWER, Elisabeth. « We Forget our Heroines Were People Too », dans Wishing for Birds, Platypus Press, 2015, p.61.
LE BRAS-CHOPPARD. Armelle, Sorcières, Les putains du Diable, Le procès en sorcellerie des femmes, Plon, 2006.
WHITENEIR, Kevin. Is She a Good Witch or a Bad Witch?: A Social History of Waterhouse’s Circe Offering the Cup to Odysseus, Madison, University of Wisconsin, 2013, https://libjournals.unca.edu/ncur/wp-content/uploads/2021/10/527-Whiteneir-Kevin.pdf