En 1969, l’État canadien adoptait la politique du Livre blanc. Dans une démarche inédite, l’État fédéral annonçait, dans la présentation d’un diagnostic des causes de la situation dramatique des peuples autochtones au Canada, une nouvelle forme de volonté assimilatoire : l’inclusion. La raison de la précarité autochtone était expliquée par son statut juridique différent, et, en ce sens, le Livre blanc de 1969 se proposait de l’abolir. Cette démarche s’avéra n’être en fait qu’une tentative de l’État de se désister de ses engagements à l’endroit des peuples autochtones. Cette proposition politique rencontra d’ailleurs énormément de résistance et eut pour résultat de donner naissance à un « nationalisme anticolonial autochtone »[1]. Par ses luttes, ce mouvement obligea le gouvernement canadien à abandonner la mise en œuvre du Livre blanc deux années plus tard, soit en 1971. Depuis, plusieurs intellectuels autochtones ont souligné l’arrivée d’un nouveau paradigme aux apparences plus conciliantes, mais s’inscrivant toujours dans un rapport de domination : la politique de reconnaissance. Le philosophe déné Glen Sean Coulthard est l’un de ces intellectuels.

Dans son ouvrage Peau rouge, masques blancs, Coulthard cherche à démontrer de quelle manière l’État canadien utilise une politique de reconnaissance avec les peuples autochtones dans le but d’assurer la pérennité de la dynamique coloniale. Dans ce je voudrais examiner comment, dans son entreprise critique de la politique de reconnaissance, Glen Sean Coulthard structure et conçoit la pratique transformatrice autochtone. Par ce biais, je chercherai à sonder la fertilité des solutions qu’il propose, en réponse à son affirmation selon laquelle les peuples autochtones devraient « tourner le dos au pouvoir colonial ». À cet effet, je soutiendrai la thèse selon laquelle la force rhétorique de l’aphorisme « tourner le dos au pouvoir colonial » de Coulthard et le foyer théorique de son argumentaire ont un aspect limitatif ne permettant pas de rendre entièrement justice à la pratique transformatrice autochtone. En ce sens, la structure que j’utiliserai dans ce texte consistera d’abord à explorer les différents points d’ancrage de la conception résurgente de l’intellectuel déné dans le but d’en souligner les forces et les faiblesses. Ensuite, la thèse de l’autrice féministe nishnaabe Leanne Simpson sera proposée à titre complémentaire, dans le but d’exposer véritablement la singularité de la résurgence autochtone.

1.0 « Tourner le dos au pouvoir colonial »

            D’entrée de jeu, je voudrais d’abord souligner l’impact général de la phrase-choc de Coulthard sur la suite de son texte. Selon cette phrase, les peuples autochtones devraient « tourner le dos au pouvoir colonial ». Impliquant une certaine rupture catégorique et immédiate avec l’État colonial, cet aphorisme semble à priori résumer la position de l’intellectuel déné : rompre avec la structure coloniale. Dès le début de son texte, Coulthard montre l’aspect divergent de sa démarche par rapport à la vision dominante des luttes émancipatrices autochtones. D’après cette vision, les luttes autochtones peuvent effectivement passer par le prisme de la reconnaissance mutuelle afin de transformer l’État canadien :

            « Au Canada, certains avancent que cette synthèse entre la théorie [reconnaissance] et la pratique [accommodation institutionnelle] a forcé l’État colonial à revoir de façon draconienne les principes de ses relations avec les peuples autochtones, […], [les politiques canadiennes relatives aux Indiens] sont maintenant ancrées dans le vernaculaire de la « reconnaissance mutuelle »[2].

            Par une réinterprétation des écrits du psychiatre Frantz Fanon dans le but de les appliquer au contexte autochtone, Coulthard en vient à schématiser la politique de la reconnaissance comme une politique ne pouvant que reproduire « […] les configurations du pouvoir politique colonialiste, raciste et patriarcal que les demandes des peuples autochtones en matière de reconnaissance essaient pourtant de transcender depuis des décennies »[3]. Ce faisant, il faudrait donc que les peuples autochtones se détournent du pouvoir colonial, ce qui explique ainsi son utilisation de la phrase-choc. Qui plus est, dans son analyse, Coulthard intègre la structure coloniale actuelle, issue du colonialisme de peuplement, comme née de la structure capitaliste. En ce sens, on observe chez Coulthard une forte volonté de se détourner de l’approche juridique et légaliste autochtone, qu’il considère comme un leitmotiv inextricablement lié à la nature hégémonique des rapports sociaux capitalistes. Selon lui, cette guérilla juridique trouve ses fondements dans un concept qui désavantage les peuples autochtones avant même qu’ils ne s’y soient aventurés : la reconnaissance.

1.1 Reconnaissance

            Pour Coulthard, les enjeux autochtones des cinquante dernières années sont ancrés dans le paradigme de la reconnaissance, qui est intrinsèquement lié à la « politique de reconnaissance » et que Coulthard décrit comme :

            « […] toute la gamme de modèles de pluralisme libéral fondés sur le concept de reconnaissance, qui cherchent à « réconcilier » les revendications de statut de nation autochtone avec la souveraineté de l’État colonial en accommodant certaines demandes identitaires faites par les autochtones grâce à un renouvellement des relations juridiques et politiques avec le gouvernement canadien »[4].

            Cependant, tous ces modèles de pluralisme libéral, que Coulthard s’applique à réfuter dans son introduction et le chapitre un, ont en fait, selon lui, des lacunes pratiques. Tout d’abord, le fait qu’un parti doive « demander » la reconnaissance et qu’un autre parti doive l’« accorder » légitime une forme de souveraineté du second sur le premier. Cette légitimation de la souveraineté de l’État ne saurait s’appliquer, selon Coulthard, au contexte autochtone, et ce, par le fait même que les peuples autochtones étaient souverains sur leurs terres bien avant qu’ils n’en soient dépossédés par l’appareil colonial. En ce sens, selon l’intellectuel, l’État canadien octroyant la reconnaissance aux peuples autochtones ne saurait être un idéal valable, car ce dernier ne transcende pas la relation de pouvoir colonial. Coulthard positionne donc la pratique transformatrice autochtone dans un horizon radicalement différent de celui exploré jusqu’à présent par les politiques de reconnaissance libérales. Tout en confirmant la pertinence de la radicalité de sa thèse, l’intellectuel déné s’emploie, dans les parties subséquentes de son livre, à déconstruire les dimensions sous lesquelles le pouvoir colonial se déploie et souligner les fronts sur lesquels la résurgence autochtone doit agir : l’objectivité et la subjectivité.

1.2 Objectivité

            Dans une perspective fidèle à celle de Frantz Fanon, Coulthard considère que pour combattre efficacement le colonialisme, la lutte doit être menée de deux côtés : du côté de la dimension objective et du côté de la dimension subjective : « l’exploitation et la domination capitaliste et coloniale se trouvent à la source de l’injustice coloniale, au même titre que la non-reconnaissance et l’aliénation »[5]. De ce fait, la dépossession des territoires autochtones et l’exploitation de ressources, notamment, se trouvent au cœur de cette dimension. Aux yeux de Coulthard, bien des philosophes et des penseurs s’étant intéressés aux enjeux du colonialisme en oublient les fondements matériels et structurels ou ne s’y attaquent que de manière « palliative »[6]. Ces stratégies, bien qu’elles puissent réduire l’intensité des effets de la domination capitaliste et coloniale, ne font rien pour : « […] attaquer les structures qui les génèrent […] »[7]. Ainsi, il apparait de plus en plus clair que pour le penseur, réfléchir à une véritable émancipation n’est possible qu’en terme de rupture avec l’État colonial et le système capitaliste.

            En ce sens, lorsqu’au chapitre cinq de son livre Coulthard analyse le mouvement Idle No More, plusieurs de ses thèses sur la résurgence autochtone font écho à cette dimension objective. Par exemple, la question de l’action directe est abordée. Dans la continuité de sa réfutation des politiques libérales de reconnaissance, Coulthard propose de détourner des stratégies dites « légitimes », telles les négociations formelles, pour investir un domaine de la praxis mieux adapté aux revendications autochtones. Les actions basées sur la perturbation, souvent considérées comme « extralégale », offrent selon l’auteur un horizon prometteur. Souvent réalisées sous la forme du blocage d’une route menant à un territoire autochtone, ces actions sont d’après lui la performance affirmative et matérialisée d’un « non » à la dégradation des terres et des collectivités autochtones. Ces actions, moins axées sur la médiation et plus sur la perturbation et la confrontation, ont selon l’auteur un effet de pouvoir immédiat et d’autonomisation. Qui plus est, ces mêmes actions cherchent aussi, à « […] avoir une incidence négative sur la structure économique qui permet l’accumulation coloniale du capital dans les économies politiques comme celle du Canada »[8]. Ainsi, dans la pensée de Coulthard, la lutte ou encore le détournement du pouvoir colonial s’impose sur le front structurel, ou « objectif », comme une partie prenante de la résurgence autochtone. Cependant, il ne va pas sans dire que pour Coulthard, ce qui garantit l’hégémonie d’un système colonial au fil du temps c’est « l’interaction des caractéristiques structurelle/objectives et des caractéristiques cognitives/subjectives »[9].

1.3 Subjectivité

            En complément à la lutte sur le front structurel, Coulthard reprend une idée de Fanon selon laquelle une émancipation des subjectivités colonisées est essentielle. Plongeant dans ce concept précédemment développé par Fanon, l’intellectuel déné en vient à élaborer plus profondément sa pensée sur le plan de la non-reconnaissance et de l’aliénation. Selon cette idée, la non-reconnaissance ou une reconnaissance erronée seraient à considérer comme des formes de préjudice. En ce sens, la reconnaissance coloniale est par nature assujettissante d’après Coulthard, parce qu’elle est déterminée par un autre que soi. Dans une anecdote emprunté à Fanon, Coulthard illustre la reconnaissance erronée comme un processus d’objectification : « [J]e promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales […] »[10] Ainsi, c’est, selon Coulthard, au sein de cette interaction aliénante que la reconnaissance erronée survient, où le colonisé en vient à être emprisonné dans une « conception négative de lui-même, déterminée par quelqu’un d’autre »[11]. Ce « quelqu’un » fait ici référence à un individu, mais aussi à l’ensemble des institutions étatiques (églises, médias, écoles, etc.) véhiculant des images péjoratives imposées par les colonisateurs. Selon cette perspective, il apparait de plus en plus clair que, pour le penseur, réfléchir à une véritable désaliénation n’est possible qu’en termes extérieurs au pouvoir colonial.

1.4 Autoreconnaissance

            En réponse à la nécessité d’agir sur le front subjectif, Coulthard aborde la notion d’autoreconnaissance précédemment développée par Fanon. Dans une dynamique similaire à l’autoaffirmation nietzschéenne, l’individu combat la sujétion en affirmant son existence d’un « oui » retentissant. Selon Coulthard, le concept d’autoreconnaissance pourrait être efficacement employé afin de « se détourner de sa dépendance au maître et de lutter plutôt pour la liberté selon ses propres conditions en vertu de ses propres valeurs »[12]. De la sorte, une revitalisation des valeurs traditionnelles autochtones représente pour Coulthard une performance d’autoaffirmation. Sur ce point, Coulthard se dissocie ici de Fanon, qui considérait la célébration des cultures indigènes comme un important outils dans l’émancipation des subjectivités, mais qui ne contribuait pas au développement de solutions face aux rapport sociaux oppressifs[13]. Selon Coulthard, le point de vue non autochtone de Fanon ne lui permettait pas d’imaginer que les aspects concrets de la décolonisation pouvaient effectivement être bâtis « […] sur les valeurs et les visions [autochtones du] passé et visant à garantir un présent et un avenir non coloniaux »[14]. Qui plus est, Coulthard constate à travers son analyse de Fanon que la lutte en vient à être un aspect central du processus de désaliénation. Dans le contexte des mouvements de décolonisation de son époque, Fanon considérait qu’une libération sans lutte équivaudrait à être libéré par le maître :

            « Le Noir a été agi. Des valeurs qui n’ont pas pris naissance de son action, des valeurs qui ne résultent pas de la montée systolique de son sang, sont venues danser leur ronde colorée autour du nègre. Il est passé d’un mode de vie à un autre, mais pas d’une vie à une autre »[15].

            En ce sens, on comprend que la lutte devient le vecteur permettant de se débarrasser du complexe colonial, du point de vue de l’émancipation personnelle mais aussi collective, car cette dernière met l’action du sujet au centre de sa propre désaliénation. Il va sans dire que cette lutte doit, selon Coulthard, s’effectuer à condition d’être en rupture avec les structures fondamentales du pouvoir colonial, au risque de n’avoir accès au final qu’à une « liberté blanche et [une] justice blanche, c’est-à-dire [des] valeurs sécrétées par les maîtres »[16]. Par conséquent, il apparaît tout aussi impératif aux yeux de l’intellectuel déné de réinvestir les pratiques culturelles afin d’en dégager le potentiel transformateur, que d’agir sur le plan objectif.

1.5 Turner

            Jusqu’ici, la critique que Coulthard formule à l’égard des politiques libérales de reconnaissance semble sans équivoque quant à la nécessité de leur « tourner le dos ». Pourtant, dans sa conclusion, Coulthard revient sur une proposition réfutée plus tôt dans son livre. Cette proposition est la thèse formulée par l’universitaire anishinaabe Dale Turner. Ce dernier avance que les peuples autochtones doivent trouver des moyens plus efficaces pour participer aux pratiques juridiques coloniales dans le but d’y injecter les philosophies autochtones. Pour ce faire, Turner propose de former des « guerriers de la langue » qui seraient en mesure de mener à terme cet objectif. Cependant, selon Coulthard, ces structures juridiques dans lesquelles Turner propose de pénétrer ont un pouvoir assimilatoire non négligeable que ce dernier n’aborde pas. Selon Coulthard, les guerriers de la langue de Turner seraient assimilés par les structures étatiques qu’ils combattent, comme le démontre les résultats de l’approche légaliste de la reconnaissance autochtone :

             « Dans nos efforts pour interpoler les discours juridiques et politiques de l’État afin de faire reconnaître nos droits ancestraux et notre autodétermination, nous nous sommes retrouvés interpellés à titre de sujets du pouvoir colonial »[17].

            En ce sens, l’intellectuel déné réitère ses inquiétudes quant à l’approche légaliste et rappelle que la nature même de celle-ci consiste à accepter la légitimité de l’État. Toutefois, Coulthard conclue son livre sur ce qui, à première vue, peut apparaître comme une tension : « Devrait-on complètement quitter la sphère de la négociation et de la participation avec l’État? Bien sûr que non. »[18]. Cependant, il est important ici de souligner que selon Coulthard l’approche légaliste ne fait pas partie d’une résurgence autochtone. En ce sens, d’un point de vue strictement pragmatique, les peuples autochtones sont dans l’obligation de négocier avec l’État, mais, pas d’y consacrer, selon Coulthard, toute leur énergie et leurs ressources. Les peuples autochtones devraient plutôt, selon l’intellectuel déné, se consacrer à la résurgence :

             « […] une politique résurgente de la reconnaissance qui vise à bâtir des structures juridiques et souveraines alternatives, décoloniales, non discriminatoires et non fondées sur l’exploitation économique, structures inspirées du renouvellement critique de nos meilleures traditions juridiques et politiques autochtones »[19].

            L’approche légaliste apparaît donc comme un champ d’action nécessaire, mais qui ne saurait être inclus dans la définition de la résurgence autochtone de Coulthard, ni justifier une énorme dépense de ressources. Cependant, on observe ici un vide laissé par la thèse de Coulthard en ce qui a trait à la résurgence autochtone. Certes, l’intellectuel déné, énonce, après avoir jeté de solides bases théoriques à la résurgence, certaines pistes de réflexions qu’il veut « non-prescriptives » en analysant le mouvement Idle No More. Toutefois, à ce stade il apparaît nécessaire de souligner que Peau rouge, masques blancs arrive difficilement à transmettre l’aspect transcendant de la résurgence autochtone, aspect qui va au-delà de la dichotomie théorie – pratique.

2.0 Simpson

            Comme il a pu être constaté, la grille d’analyse de la politique de reconnaissance proposée par Coulthard est un excellent outil d’investigation, permettant de débusquer les rapports de domination coloniale qui sous-tendent les politiques néo-libérales. Cependant, bien qu’une importante partie de son ouvrage soit consacrée à la critique du pouvoir colonial, très peu n’est dédié à l’élaboration exhaustive du « comment » la politique de résurgence s’articule d’un point de vue autochtone. De plus, le fait que son livre se déploie au sein de théories occidentales coupe potentiellement ce dernier des implications plus profondes des traditions autochtones. En ce sens, Coulthard met difficilement en exergue la singularité de la pratique transformatrice résurgente. Dans le but de compléter les solutions proposées par Coulthard, la thèse de l’autrice féministe autochtone nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson sera utilisé. Cette conception similaire à la résurgence autochtone sera utilisée à titre d’exemple d’une praxis transformatrice autochtone allant dans le même sens que celle de Coulthard, mais générée à l’intérieur des systèmes de pensée autochtones et structurée selon une éthique nishnaabe.

2.1 La résurgence nishnaabe

            D’abord, il est important de souligner que Coulthard reconnaît volontiers dans Peau rouge, masques blancs le tour de force de vulgarisation des thèses de Simpson :

            « La résurgence autochtone est, à mon avis, théorisée le plus explicitement dans les écrits de deux intellectuels et militants autochtones qui travaillent ici, au Canada : le politicologue mohawk Taiaiake Alfred et la féministe nishnaabe Leanne Simpson »[20].

            Tout comme Coulthard, Simpson aborde les tentatives de « réconciliation » de l’État canadien avec circonspection. Sans condamner les autochtones voulant « décoloniser » l’État ou remettre en question le travail d’intellectuels autochtones « qui ont choisi de s’impliquer, d’interroger et de lutter contre le libéralisme blanc écrit […] »[21], Simpson juge ces démarches inutiles et épuisantes en l’absence d’indice de volonté politique de la part de l’État canadien. En ce sens, chez ces deux intellectuels autochtones, l’approche légaliste peut difficilement trouver sa place au sein de la résurgence. D’autre part, comme Simpson le met en scène dans le premier chapitre de son livre Danser sur le dos de notre tortue, une simple procession autochtone dans les rues de Nogojiwanong (maintenant Peterborough) est considérée comme un acte de résurgence :

            « Ensemble, nous avons transformé la Journée nationale des Autochtones en un symbole de résurgence pour notre communauté, plutôt qu’en une superficielle journée d’éducation multiculturelle visant à ce que les Canadiens se sentent moins coupables de continuer à occuper nos terres. À mes yeux, notre procession était un acte politique »[22].

 Par l’affirmation collective et individuelle sans « demander » quoi que soi, cette occupation de l’espace devient un acte de lutte contre la dépossession collective et la souffrance individuelle[23]. Cet aspect fait écho aux pistes de réflexion soulevées par Coulthard dans la conclusion de son livre Peau rouge, masques blancs, ainsi qu’au concept d’autoreconnaissance évoqué précédemment.

2.2 La mobilisation

            Aux yeux de la féministe nishnaabe, la conception occidentale des mouvements sociaux ne saurait parvenir à expliquer les forces qui génèrent et animent la résurgence. Selon elle, la négligence des aspects politiques, culturels et spirituels typiquement autochtones qui parcourent les théorisations sociales non-autochtones sont à l’origine d’une profonde incompréhension de la résurgence. Qui plus est, la place que donnent les théories des mouvements sociaux à la mobilisation à grande échelle ne saurait être représentative des démarches de résurgence autochtones :

            « […] les regards coloniaux les voient [les histoires de résistance et de résurgence autochtone] comme des anecdotes pittoresques contenant des règles sur l’engagement et le juste retour des choses »[24].

            Les théories occidentales se présentent donc comme un étalon de mesure erroné, qui, par sa lecture inadéquate souligne un « manque » dans les mouvements autochtones, alors que ce dernier serait à considérer comme une différence. Cette fixation sur les mouvements de masse empêcherait, selon Simpson, les autochtones de « voir » leurs aînés, de constater que la transmission des valeurs et de la culture persiste et que, conséquemment, la lutte a été efficace. Selon ce constat, on entrevoit la raison pour laquelle Simpson considère que la résurgence devrait s’articuler autour de la revitalisation culturelle. Aux yeux de la féministe nishnaabe, la résurgence exige un réinvestissement des « manières d’être » propres aux peuples autochtones :

            « Même si cette approche ne fait rien d’autre pour modifier l’état actuel des choses – mais je crois qu’elle le fera –, elle aura au moins enraciné les nôtres dans leurs cultures et leurs enseignements, qui sont le meilleur antidote possible au colonialisme »[25].

            En ce sens on retrouve chez Simpson la conviction que le foyer théorique et intellectuel de la résurgence doit se déployer à l’intérieur des systèmes de pensée autochtones. On peut donc observer ici une différence importante entre Coulthard et Simpson dans le point de vue à partir duquel ils performent leur réflexion sur la résurgence : l’un dans un cadre classique de déconstruction de la politique coloniale et l’autre dans l’affirmation d’une manière de vivre.

2.3 La narration orale

            Comme nous l’avons souligné précédemment, on retrouve donc chez Simpson l’idée selon laquelle les autochtones doivent penser et agir, non pas à partir de théories d’origine occidentale ni même postcoloniale, mais bien à partir de leurs propres traditions et mouvements de pensée autochtones. Selon cette démarche, la « théorie » autochtone est radicalement différente de son analogue occidental : le savoir nécessaire à l’élaboration de la résurgence est déjà disponible au sein des cultures et traditions autochtones. C’est dans cette manière de concevoir la théorie que la revitalisation culturelle dont il a été question précédemment prend tout son sens :

           « Nos Aînés nous disent que tout ce que nous devons savoir est encodé dans la structure, le contenu et le cadre de ces histoires, ainsi que dans les relations, l’éthique et les responsabilités requises pour être notre propre histoire de création » [26].

            Dans cette centralité des histoires, du rêve et des récits, il est de la responsabilité de chaque personne nishnaabe de donner un sens aux aandisokaanan, les histoires traditionnelles sacrées, et de les incarner. Par les dibaajimowinan, concept regroupant les anecdotes individuelles, les enseignements, les histoires ordinaires et les récits de parcours de vie, chaque membre de la communauté crée et donne un sens aux aandisokaanan. Par le récit de son parcours individuel, chaque personne en vient à incarner les histoires sacrées. En s’insérant dans les histoires, les individus endossent les responsabilités qui y sont véhiculées et les investissent selon les caractéristiques qui leur sont propres[27] : c’est ce qui crée les dibaajimowinan. Les récits de création deviennent en ce sens des théories à caractère spirituel, car ils fournissent « le cadre ontologique et épistémologique à travers lequel il est possible d’interpréter les aandisokaanan et les dibaajimowinan d’une manière culturellement inhérente »[28]. C’est à travers cette boucle du récit et de « l’imagination narrative » qu’on comprend la résonance de la résurgence autochtone. Cette dernière n’apparaît pas comme une nouveauté issue de nouvelles théories, mais bien comme la simple performance de ce qui a toujours été fait : un reflet de la manière de vivre des différents récits et peuples autochtones.

Conclusion

            En définitive, il est nécessaire d’établir que la démarche critique de Glen Sean Coulthard constitue un excellent outil d’analyse permettant de dégager les rapports de forces et les manifestations de la domination coloniale, puis de poser les bases de la résurgence autochtone. Cette démarche, inspirée des travaux de Frantz Fanon, souligne le fait que la société coloniale et les rapports de domination qui la sous-tendent sont encore largement présents. Et c’est au fil des réfutations théoriques des théories néo-libérales de reconnaissance que Coulthard en vient à jeter les bases sur lesquelles devrait se cristalliser la résurgence autochtone. Cependant, j’ai tenté de démontrer que c’est l’emploi d’une telle assise théorique, reposant sur une réfutation classique d’ordre philosophique, qui en vient à limiter Coulthard dans l’éventail des solutions envisagées pour soutenir la maxime « tourner le dos au pouvoir colonial ». La force de sa démarche critique met aussi en lumière la faiblesse des pistes de changement.

            En se limitant uniquement à la lecture de Coulthard, on se rend compte que se profile au loin un nouvel horizon radicalement différent, sans qu’il ne soit clairement incarné par l’éthique autochtone. C’est l’incapacité des théories des mouvements sociaux occidentaux, et plus généralement les théories occidentales, à capturer l’essence des luttes autochtones qui est en cause ici, notamment par l’évacuation des caractères spirituels et éthiques des luttes. En réponse à ce que j’entrevoie comme une « faiblesse », s’il est permis de le dire ainsi, j’ai proposé la lecture de la féministe nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson, qui fournit un cadre conceptuel nishnaabe pour saisir le sens profond de la notion de résurgence et qui s’attarde sur l’importance des récits traditionnels, incarnés par chaque individu et personnifiés par « l’imagination narrative ». Au terme de l’exploration des textes de Leanne Simpson et d’une partie de la culture nishnaabe, il appert que la résurgence autochtone n’est en fait que la performance individuelle et collective d’une éthique traditionnelle autochtone propre à chaque individu et à chaque communauté.

            J’aimerais souligner, en terminant, une certaine constance chez Leanne Betasamosake Simpson. Bien que sa démarche s’apparente davantage à un récit individuel qu’à une thèse philosophique, je crois qu’il est important de noter la cohérence du fond et de la forme dans son propos. Il y a chez Simpson une sorte d’adéquation entre paroles et gestes, fond et forme ainsi qu’entre théorie et pratique, qui ne peut que faire miroiter de nouveaux horizons sociaux.


[1] Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 22.

[2] Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 16.

[3] Ibid., p. 17.

[4] Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 16.

[5] Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 66.

[6] Ibid., p. 68.

[7] Ibid., p. 68.

[8] Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 282.

[9] Ibid., p. 63.

[10]Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris : Seuil, 1952, p. 90. (Trouvé dans Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 64.)

[11]Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 65.

[12]Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris : Seuil, 1952, p. 170-180.

[13]Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 223.

[14]Ibid., p. 249.

[15]Ibid., p.74.

[16]Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 179.

[17]Ibid., p. 297.

[18]Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p.297.

[19]Ibid., p. 298.

[20]Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux, 2018, p. 256.

[21]Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue, Winnipeg : Varia, 2011, p. 24.

[22]Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue, Winnipeg : Varia, 2011, p. 15.

[23]Ibid., p. 12.

[24]Ibid., p. 23.

[25]Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue, Winnipeg : Varia, 2011, p.22.

[26]Ibid., p. 40.

[27]Leanne Betasamosake Simpson, Danser sur le dos de notre tortue, Winnipeg : Varia, 2011, p.53.

[28]Ibid., p. 51.


Bibliographie :

Alfred, Taiaiake. Wasase. Indigenous Pathways of Action and Freedom, Toronto: University of Toronto Press, 2009.

Coulthard, Glen Sean. Peau rouge, masques blancs : Contre la politique coloniale de la reconnaissance, traduction de l’anglais par Arianne Des Rochers et Alex Gauthier, Montréal : Lux, 2018

Fanon, Frantz. Peau noire masques blancs, Paris : Seuil, 1952.

Simpson, Leanne Betasamosake. As We Have Always Done: Indigenous Freedom Through Radical Resistance, University of Minnesota Press, 2017.

Simpson, Leanne Betasamosake. Danser sur le dos de notre tortue : Nouvelle émergence autochtone, traduction de l’anglais par Anne-Marie Regimbald, Winnipeg : Varia, 2011.

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