Un titre long et large pour un problème d’une importance capitale : l’aliénation des femmes au temps des systèmes politiques et économiques capitalistes. Irréfutablement capitale, je le soutiens, car ce problème ne concerne pas que les femmes (même si 52% de la population mondiale me suffirait pour conclure qu’il est d’intérêt public), il concerne aussi les hommes qui les ont pour mère, sœurs, partenaires et enfants, et en sont alors directement affectés. Mais malgré qu’une culture du déni, du silence et du risible s’impose toujours majoritairement autant dans l’espace public que dans l’intimité en ce qui a trait aux expériences et ressentis des femmes, la lutte bat son plein. Les femmes percent leurs enveloppes de poupées d’une inanité charmante et s’immiscent par des brèches qu’elles trouent elles-mêmes dans les lignes de défenses d’un système politique qui ne voudrait que leur silence, leur soumission, la dépossession de leur humanité, de leur singularité et leur sourire alors qu’on les relègue aux côtés des animaux et autres forces de la nature (et qu’elles sont exploitées comme l’homme exploite la nature et ses richesses). Chaque fois qu’une femme prend la parole sur son expérience, elle ouvre une brèche, une brèche pour se libérer, pour se poser les bonnes questions, pour laisser s’exprimer d’autres femmes et pour finalement participer à la vie politique. En Occident, depuis les grandes industrialisations, des solidarités émergent, on sort dans les rues, on gagne le droit de voter, le droit à l’égalité salariale, le droit à la contraception, à l’avortement (au Canada, pas partout), on #Metoo à droite à gauche, on ne manque jamais de revendications à émettre et surtout, on sait que la bataille est loin d’être gagnée… Pour beaucoup d’entre nous, chaque jour le miroir nous rappelle que de simplement s’appartenir est un combat constant contre les images de modèles qui nous sont imposés. Maintenant, je crois que mon propos nécessite une introduction en ce qui m’amène à lui et aussi à me poser la question suivante : comment, depuis l’Inquisition européenne et ses bûchers sanglants jusqu’à aujourd’hui, les systèmes en place perpétuent-ils l’assujettissement du corps des femmes au profit des capitalistes.

J’aimerais engager ma réflexion avec ce qui a d’abord initié ma conception du sujet, soit les chasses aux sorcières datant de l’Inquisition européenne. À cette époque couvrant la période de transition du féodalisme au capitalisme, 100 000 à 200 000 personnes ont été condamnées au bûcher ou ont été martyrisé pendant leur procès pour sorcellerie. Quatre-vingt-cinq pour cent de ces victimes étaient des femmes reporte Silvia Federici dans Caliban et la sorcière. Selon les explications de cette dernière, la chasse aux sorcières aura été un des phénomènes les moins étudiés de l’histoire d’Europe, et on parle bien ici du génocide du genre féminin. Moi-même dois-je avouer que je viens d’apprendre à l’âge de vingt ans ce qu’a vraiment été l’Inquisition, cela relaté par des femmes qui décrivent le martyr de milliers d’entre elles et qui font vraisemblablement partie des premières à lui accorder une juste attention. Les cours d’histoire obligatoires au secondaire ne font pas mention du féminicide. C’est bel et bien comme si on cherchait à nous cacher l’ampleur de la situation et le rôle qu’a joué la chasse aux sorcières dans l’affirmation du pouvoir patriarcal à la Renaissance. Elle aura efficacement servi à aliéner les femmes par la peur de finir sur un bûcher et à réformer presque uniformément leur vie sexuelle en rendant criminel et hérétique toute activité mettant en « danger » le travail reproductif, telle que la contraception, l’avortement, la sexualité pour le plaisir ainsi que celle des « vieilles » femmes. La chasse aura également efficacement éradiqué les connaissances obstétriques des femmes en brûlant les avorteuses et les sages-femmes. Résultats : Les femmes se retrouvent privées de leur libre arbitre sexuel et reproductif. Pourquoi ? se demande-t-on alors, à quelles fins ? Selon Federici, pour passer du féodalisme au capitalisme, chaque femme dû devenir un bien commun car le nouveau système lui-même se basait sur l’appropriation du travail et du corps des femmes (en même temps que ceux des populations colonisées et esclavagées) afin qu’elles servent comme productrices non rémunérées de la force de travail pour les nouvelles institutions et entreprises privées. Le pouvoir des femmes ainsi détruit par une terreur généralisée véhiculée par la propagande et surtout par le fait d’être forcées d’assister aux exécutions, les hommes détenant le pouvoir pouvaient tranquillement débuter leur accumulation primitive sans trop d’embuches et de mauvais sorts.

Nous pourrions penser que, parce qu’à notre époque contemporaine, les bûchers ont cessés de brûler, qu’elles ont obtenus des droits, qu’elles accèdent à certains postes hauts placés, que les femmes ont cessé d’être stigmatisées, mais je suis prête à le réfuter. À l’ère de l’hyper modernité, du culte de la productivité et de la performance trouvant ses traces dans l’ascension glorieuse du capitalisme hyperindustrialisé, les femmes et les hommes ont intériorisé le travail et s’aliènent souvent jusqu’à l’épuisement. La solution proposée par les médias pour répondre à ces maux ? La consommation de masse, personnifiant l’ange déchu du matérialisme. La publicité utilise des parties de la culture et les remodèlent à son image en espérant créer une nouvelle culture, celle de la consommation. Bien souvent, elle réussit. Elle en fait de même du corps des femmes, elle le remodèle, le standardise et fait en sorte qu’il soit toujours inatteignable. Malheureusement, cette publicité est omniprésente et la femme devient aliénée et obsédée par la haine de son corps : la beauté est achetable, et il faut l’acheter sous peine d’être laissée pour compte. Elle doit devenir la poupée robotisée de notre siècle : mince, blanche, parfaite sous toutes les coutures, habillée et pomponnée tout en restant productive et arborant un joli sourire cachant sa dysphorie intérieure. Même les nouvelles mamans doivent s’y coller dénote Fanny Britt dans Les Tranchées: pas le temps pour guérir de sa dépression post-partum ou de laisser reposer son plancher pelvien en toute intimité, il faut immédiatement se remettre en forme, se rendre aux cours de yoga avec bébé en équilibre sur la tête. Les jeunes enfants n’y échappe pas non plus, en 2019, Marie-Noëlle Hébert publie la bande dessinée La grosse laide. Le libraire Jimmy Poirier commente la BD dans la revue Les libraires : « C’est l’histoire d’une enfant qui porte tous les jours ses kilos en trop et le poids de la culpabilité. Elle grandit seule face au miroir. Seule face au reste du monde. À l’école et dans sa famille, mots et regards se changent parfois en poignards affûtés. C’est l’histoire de milliers de personnes qui préféreraient être invisibles, plutôt que de vivre dans un corps qui ne correspond pas aux standards de beauté que véhicule notre société. »

Dès leur plus jeune âge, on apprend aux jeunes filles à porter attention à leur apparence. Qu’elles soient pointées du doigt ou non pour leur taille, leurs poils ou les vêtements qu’elles portent, elles seront aussi hyper sexualisées. Ces faits sont pour moi banaux, ils témoignent de mon expérience personnelle. Si je pose la question à ma voisine, elle dira la même chose : l’aliénation des femmes et la mise en marché de leurs corps est tout ce qu’il y a de plus banal, c’est-à-dire de commun. Mais ce n’est pas parce qu’une réalité n’est pas rare qu’elle n’est pas discutable, importante. En me penchant sur la question, il est très clair pour moi que toute forme de répression doit être combattue, et l’emprise que cherchent à exercer les géants de la mode et des cosmétiques, depuis tant de décennies, sur le corps et l’image des femmes est un rejet de leur nature profonde qui opère efficacement dans leur psyché en réprimant leur développement. Mona Chollet, auteure de Sorcières. La puissance invaincue des femmes défend ce point de vue dans son essai Beauté fatale paru en 2012: « Les conséquences de cette aliénation sont loin de se limiter à une perte de temps, d’argent et d’énergie. La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. Elles les amènent à tout accepter de leur entourage ; à faire passer leur propre bien-être, leurs intérêts, leur ressenti, après ceux des autres ; à s’adapter à tout prix, au lieu de fixer leurs propres règles ; à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, se condamnant ainsi à un état de subordination permanente ; à se mettre au service de figures masculines admirées, au lieu de poursuivre leurs propres buts. Ainsi, la question du corps pourrait bien constituer un levier essentiel, la clé d’une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences conjugales à celle contre les inégalités au travail passant par la défense des droits reproductifs. » Pour moi, la question de l’assujettissement du corps des femmes est clarifiée. Certes, une femme a la possibilité de tenter de se réapproprier son corps, mais elle doit se battre, quand la culture environnante ne fait que mettre de l’avant l’archétype d’une femme passive, soumise et préoccupée par son image.

Oui, je me permets de penser, il devrait y avoir des lois qui serviraient à nous protéger d’une telle perversion de la culture, mais j’ai bien peur que le système patriarcal et capitaliste soit déjà pourri jusqu’à la moelle. En écoutant ce que la sorcière (sorcière : on revendique le terme de la même façon que d’autres communautés oppressées revendiquent l’utilisation de termes qui ont d’abord servis à les discriminer, tel que queer et bitch, on renverse ainsi l’ordre établi) et écoféministe Starhawk a à dire dans Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique, on comprend que la chasse aux sorcières a aussi servi à faire diversion pour calmer les révoltes lors de la privatisation des terres et à éradiquer les croyances païennes, jugées comme hérétiques, qui privilégiaient la reconnaissance du lien avec la terre et la connaissance approfondie de celle-ci. Se dessinent alors les racines de l’anthropocène, et donc du réchauffement climatique, de la destruction massive de plusieurs formes de vie sur terre. De cette façon, on peut difficilement envisager de ne lutter que pour les droits des femmes, lutter réellement pour les droits des femmes, c’est lutter pour la vie sur terre ; lutter aux côtés des premiers peuples qui protègent la terre parce qu’elle est sacrée ; c’est lutter pour les droits de toutes les femmes, qu’elles soient Trans, âgées, enfants, peu importe leur origine ethnique ; c’est lutter pour l’abolition du capitalisme et de sa fausse démocratie ; c’est lutter pour les hommes aussi, même ceux qui se croient bien-pensants dans leur conservatisme actuel, car ils ont tort : le vrai conservatisme, c’est celui qui sait reconnaître les richesses réelles, celles qui sont durables, renouvelables et qui ne nous sont jamais dues. En 2020, il n’y a rien de plus banal que d’être une poupée, la figure de la sorcière est elle aussi bien trop souvent banalisée par la culture populaire. Mais alors je crois qu’en être une vraie, dans le monde réel, là où les balais ne volent pas, c’est radical.

Sources:

SILVIA FEDERICI, Caliban et la sorcière, femmes, corps et accumulation primitive

MONA CHOLLET, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, 2018

MONA CHOLLET, Beauté fatale: les nouveaux visages d’une aliénation féminine, 2012

FANNY BRITT, Les tranchées : maternité, ambigüité et féminisme, en fragments, 2013, publié chez Atelier 10

JIMMY POIRIER, revue Les Libraireshttp://revue.leslibraires.ca/nos-libraires-craquent/bande-dessinee/la-grosse-laide

STARHAWCK, Rêver l’obscur : femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015

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