« Les sorcières sont toujours déguisées en femmes ordinaires. Elles ont l’air tout à fait normales, et c’est là leur principal atout. »
Notre réalité et la façon dont nous nous comportons en société sont depuis toujours modelées et influencées par des facteurs culturels extérieurs, qu’il s’agisse du roman Frankenstein de Mary Shelly ayant déclencher des débats et discussions sur les dangers éthiques de la science moderne ou de l’influence de la religion sur les codes vestimentaires. Mais qu’en est-il de l’influence d’un fait culturel sur l’image de la femme que nous avons aujourd’hui? Par exemple, l’image de la sorcière, comme nous le verrons, a profondément contribué à la répression et persécution de la femme, puisque la simple représentation s’est concrétisée avec l’institution de lois durant la chasse aux sorcières. Mais comment expliquer qu’un personnage de mythologie grecque, tiré de légendes et de l’imaginaire, peut avoir des conséquences réelles sur nos sociétés, jusqu’au point de former et d’influencer nos perceptions des femmes? C’est pourtant le cas de Circée et Médée, les deux premières sorcières de l’histoire. Circée, fille d’Hélios, Dieu du soleil, et de l’Océanide Perséis, était une puissante magicienne contrôlant les poisons et métamorphoses, alors que sa nièce, Médée, hérite elle aussi de pouvoirs magiques et devient magicienne et prêtresse d’Hécate, déesse de la mort et des ombres. Comment deux femmes puissantes de la mythologie grecque aux personnalités contraires, des magiciennes, se sont transformées en sorcières, créant ainsi une crainte profondément ancrée envers les femmes indépendantes du pouvoir masculin? Comment le paradoxe contradictoire de Circée et Médée est-il à l’origine de la formation de la représentation de la sorcière et de la femme que nous avons aujourd’hui?
Tout d’abord, j’ai été très choquée de l’impact d’une simple conception de l’imaginaire sur notre réalité, du fait que la seule idée d’une sorcière, une femme charmante associée au diable, tentatrice et redoutable, ait entraîné des conséquences concrètes dans nos sociétés, autant pour la chasse aux sorcières et l’Inquisition du XVIe et XVIIe siècle que pour la représentation des femmes et des sorcières dans la culture populaire d’aujourd’hui. Pourtant, suite aux réflexions dans le cadre du cours, particulièrement les lectures de Roald Dahl et Colette Arnould, il semble maintenant logique que l’imaginaire, lorsqu’il devient commun à une population, influence concrètement nos vies. Si je déclare que les femmes laides sont des sorcières maléfiques, et que les femmes belles sont des sorcières tentatrices desquelles nous devons nous méfier, seules les femmes ni trop belles, ni trop laides et se soumettant au pouvoir et aux désirs masculins sont exclues de la catégorie de sorcières et peuvent échapper à la persécution de l’Inquisition. C’est l’effet qu’a eu les récits de Circée et Médée, l’une belle et charmante, l’autre laide et épeurante, mais les deux tout autant dangereuses.
Il est important de parler de cet enjeu et de ses conséquences sur notre vision des femmes, puisque je pense qu’encore aujourd’hui, la représentation de la sorcière qu’ont la majorité des gens reste celle de la sorcière stéréotypée par les médias et la culture populaire, celle avec le chapeau pointu, le nez crochu et enfourchant son balai. Peu savent qu’à l’époque où l’idée de ces sorcières stéréotypées ont vu le jour, ces balais inspiraient la forme d’un phallus et représentaient la déviance sexuelle et la révolte contre le pouvoir patriarcal.
Les représentations de Circé et Médée ont une signification sociale profonde, autant à l’époque qu’aujourd’hui, puisque la dualité du bien et du mal dans la beauté et la dangerosité de la femme présume qu’une femme ayant du pouvoir est dangereuse. La même réflexion n’est pourtant jamais faite lorsqu’un homme est en position de pouvoir. Comme le mentionne Zoe Montillet, la rédactrice de Circé, première sorcière. D’une construction patriarcale à une réappropriation matriarcale du mythe, « Ces représentations permettent de constater que l’image collective des sociétés patriarcales a associé la « beauté » à quelque chose de dangereux, voire de malveillant, doté de forces obscures. Circé, comme première sorcière, et plus généralement la figure de la sorcière, symbolise l’émancipation féminine. En effet, libérée de la patria potestas, elle suit son propre chemin ainsi que ses propres idéologies. »
Circé utilise sa beauté pour tromper et ensorceler les hommes, et elle représente la tentation et le danger de la séduction féminine. Médée, quant à elle, incarne la dualité de la femme en tant que mère aimante et force destructrice. Elle remet en question les attentes traditionnelles de la maternité et de la féminité en mettant en évidence la peur sociale liée à la vengeance des femmes et à leur capacité à manipuler la magie pour des fins maléfiques. Ces représentations, particulièrement celle de Circé, vont mener à l’image de la femme fatale que nous avons aujourd’hui, très véhiculée dans le cinéma et la littérature. La femme attirante, séductrice, qui utilise son charme pour obtenir ce qu’elle veut des hommes, dont elle est complètement indépendante. Elle agit selon ses propres intérêts, sachant qu’aucun homme ne peut lui résister, et ne se conforme pas aux règles sociales traditionnelles en lien avec la féminité ou les rôles de genre.
Les représentations de Circé et Médée, dont découle également celle de la femme fatale, ont donc mené à une catégorisation péjorative de la femme. Cette dernière a ainsi été enfermée dans une prison dichotomique, et les répercussions s’en font encore sentir aujourd’hui. Par exemple, la femme recherchant la séduction est considérée comme tentatrice, alors que celle la refusant est prude et inutile à l’homme. Un lien intéressant peut également être fait avec le péché originel. De la même façon qu’Ève, la tentatrice ultime, est responsable de la damnation de la race humaine pour avoir offert la pomme à Adam, même si ce dernier avait la liberté et le libre-arbitre de la refuser, une femme dénonçant un viol va souvent être accusée de s’être habillée trop « sexy » ou d’avoir séduit ou charmer, parfois même inconsciemment, l’homme coupable. Il reste donc encore des traces aujourd’hui de l’époque ou une n’importe quelle femme défiant le pouvoir patriarcal pouvait être accusée d’être une sorcière, d’avoir couché avec le Diable et d’être revenue en tant que séductrice et tentatrice maléfique. Bref, depuis bien trop longtemps dans notre histoire, la femme sert de bouc émissaire, qu’il soit question de refuser de se soumettre aux désirs des hommes ou de tenter ces-derniers.
Pour conclure, il est clair que les représentations de Circé et Médée dans la mythologie grecque ont eu des répercussions à long-terme sur notre histoire, nos comportements et notre vision de la féminité, faisant des femmes fortes, indépendantes et défiant les normes patriarcales, de potentiels grands dangers aux intentions impures. Je pense que notre société pourrait bénéficier grandement de nouvelles représentations adéquates de sorcières afin de tenter de corriger notre rapport aux femmes. Des sorcières qui ne sont pas associées au Diable, qui ne sont pas maléfiques et dont la magie et la puissance ne sont pas en lien avec la sexualité et la tentation féminine. Il serait intéressant d’analyser d’autres aspects de la culture populaire ayant contribué à notre image actuelle de la femme, telle que la Vénus de Milo, une statue grecque de l’Antiquité ayant influencé les normes de beauté et le standard d’élégance féminine. Une recherche plus approfondie d’œuvres ayant influencé nos sociétés et à travers desquelles est véhiculée l’idée de la femme fatale, inspirée de Circé et Médée, pourrait également apporter des réflexions importantes. Un bon exemple à analyser serait Macbeth, de Shakespeare, dans lequel la femme, Lady Macbeth, est représentée comme assoiffée de pouvoir, ambitieuse et manipulatrice, prête à tout pour atteindre son but, et perpétue le stéréotype de la femme fatale, indépendante, libre et dangereuse.