Cette intervention au sujet de la maladie mentale a pour but premier de mettre en exergue comment la méthode d’investigation développée en classe, notamment utilisée pour faire une relecture de l’inquisition, peut aussi servir de cadre analytique applicable à des sujets et enjeux des plus variés. Dans cet ordre d’idées, cette intervention aura alors pour but de faire une critique de l’objectivation médicale de la folie et de la maladie mentale au profit d’un processus interprétatif. Ainsi, nous chercherons ici à souligner comment, ultimement, la catégorie de maladie mentale et l’objectivation qui en découle peuvent être la source de violences et d’exclusions.

            La question de savoir comment on peut expliquer et comprendre la maladie mentale fait souvent face à un double écueil simpliste. D’une part, les interrogations au sujet de la maladie mentale sont fréquemment expliquées d’un point de vue biologisant, qui situent la pathologie dans le code génétique des individus, lui donnant alors une sorte de statut de « fatalité naturelle » ou encore de « toute puissance héréditaire[1] ». D’autre part, quand il devient difficile de définir les perturbations psychologiques qui surviennent chez un individu, on constate assez rapidement le recours à l’explication de la folie pour signifier le caractère radicalement opaque à la compréhension de ces perturbations. Néanmoins, lorsqu’on s’y attarde un peu, ces deux « explications » de la maladie mentale ne répondent en rien aux diverses questions que soulève le phénomène de la maladie mentale. Ainsi, par-delà les explications simplistes pour désigner la maladie psychologique, il serait raisonnable de se demander si certaines théories ou critiques ont joué un rôle structurant dans notre façon de comprendre celle-ci. C’est à ce titre que nous tenterons aujourd’hui de présenter le système d’interprétation foucaldien et que nous tenterons d’expliquer en quoi il est à privilégier par rapport à d’autres.

1. Canguilhem

            Avant toute chose, nous croyons important de souligner brièvement dans quelle mesure la critique foucaldienne se distingue de certaines thèses centrales du philosophe et docteur en médecine Georges Canguilhem, avec qui Foucault était en dialogue à l’époque[2]. Nous retenons ici deux thèses. Premièrement, d’après Canguilhem, la santé ne se définit pas par rapport à une norme, c’est-à-dire qu’elle n’existe qu’au sein du rapport existentiel et vécu d’un être humain à sa propre vie[3]. Inversement, la maladie brise non pas la norme, mais la santé, car le rapport au corps d’un individu devient source de questionnement, parce que source de problèmes[4]. À ce titre, on pourrait penser au rythme cardiaque d’un individu qui, aussi bas soit-il par rapport à une quelconque norme statistique, ne devient « maladie » qu’à partir du moment où ce rythme devient problématique pour cet individu particulier et lui cause à ce titre des désagréments. Deuxièmement, la maladie n’affecte pas seulement une partie de l’organisme, altérant l’état de santé à certains degrés, c’est une transformation d’ensemble de la totalité de l’organisme : « être malade, pour Canguilhem, c’est vraiment pour l’homme vivre une autre vie, même au sens biologique du mot[5] ». Par exemple, l’hypoglycémie n’est pas seulement une insuffisance de sucre dans le sang, c’est une expérience qui altère la totalité des processus corporels, organiques et mentaux d’un individu.

2. Foucault

            Cela étant dit, si Canguilhem insiste particulièrement sur l’éclaircissement de la nature des normes biologiques, soit internes, et s’oppose à la prétention d’objectivité de la biologie positiviste grâce à une perspective phénoménologique, l’intérêt de Foucault est tout autre, dans la mesure où ce dernier s’intéresse aux normes externes. En effet, une première critique que Foucault va faire au sujet de la psychopathologie dans Maladie mentale et psychologie est de restituer à la subjectivité malade, à l’aide de la compréhension phénoménologique, sa part de « savoir » dans l’expérience que le malade a de sa propre maladie :

             « Mais le malade, aussi lucide qu’il soit, n’a pas sur son mal la perspective du médecin ; il ne prend jamais cette distance spéculative qui lui permettrait de saisir la maladie comme un processus se déroulant en lui, sans lui ; la conscience de la maladie est prise à l’intérieur de la maladie ; elle est ancrée en elle, et, au moment où elle la perçoit, elle l’exprime. »[6]

            Ainsi, certaines ressemblances semblent apparaître entre la critique du jeune Foucault de Maladie mentale et psychologie et celle de Canguilhem, qui souligne le caractère « total » et « positif » de la pathologie mentale. D’abord total, parce que la maladie ne se limite pas seulement à une affection localisée d’une faculté mentale, elle restructure l’ensemble des processus mentaux, dont la conscience même de la maladie. La conscience que le malade a de sa propre maladie est allusive, ambigüe et variable selon le trouble, mais cela représente, selon Foucault, une des dimensions absolument essentielles de la maladie. Ensuite positif, parce que cette restructuration ne peut être considérée seulement en termes de pertes de certaines fonctions : perte de la faculté de parler, abasie, asthénie, etc. La maladie d’après Foucault est aussi l’excitation des activités mentales qui viennent combler le vide, remplacer ce qui a été perdu au cours de la maladie.

            De plus, Foucault souligne la nécessité de s’éloigner du modèle « dire-la-vérité-du-malade-au-malade », au profit d’une prise en considération de la totalité positive que forme la maladie avec le patient, tout en prenant en considération l’expérience que ce dernier fait de la maladie, d’un point de vue non pas objectif, mais plutôt intersubjectif[7]. D’un même mouvement, le philosophe réfute aussi le mythe du fou qui ne sait pas qu’il est fou : « le médecin n’est pas du côté de la santé qui détient tout savoir sur la maladie ; et le malade n’est pas du côté de la maladie qui ignore tout sur elle-même jusqu’à sa propre existence[8] ». Ce mythe donne lieu à l’idée fausse que le savoir, au sujet de la maladie, est monopolisé par le médecin de son point de vue extérieur.

3. La critique archéologique

            Cela étant dit, nous tenons aussi à souligner le caractère métacritique de Foucault, que l’on retrouve dans Naissance de la clinique, et plus généralement dans la démarche archéologique, en insistant sur le caractère fondamentalement social des normes et de la normalité. Or, si la méthode archéologique de Foucault n’est jamais véritablement définie de manière homogène, il s’agit généralement d’une démarche d’historicisation des savoirs, c’est-à-dire de mise en exergue de l’ensemble des pratiques discursives, des « a priori » qui articulent le savoir d’une époque et d’une société donnée[10]. Il existerait donc, selon Foucault, des ruptures historiques, repérables au niveau épistémologique à l’aide d’une démarche analogue à la généalogie nietzschéenne. En effet, il ne suffit pas, selon le philosophe, de situer la maladie mentale du point de vue de ses formes d’apparition, et ce, à partir de différentes grilles d’analyse (évolution, histoire individuelle, expérience de la maladie) pour en déterrer les racines, c’est-à-dire ses conditions d’apparition. Autrement dit, d’après Foucault, pour « développer » une maladie, encore faut-il que cette « maladie » existe et soit considérée comme telle à une certaine époque.

            Rappelons ici, à titre d’exemple un peu simpliste, que ce n’est qu’en 1973 que l’American Psychiatric Association a retiré l’homosexualité de son manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders)[11]. Or, pour faire ce retrait, il aura d’abord fallu faire « exister » l’homosexualité, c’est-à-dire la considérer au sens où on l’entend aujourd’hui. En d’autres termes, il faut que l’homosexualité, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, ait pu être constituée comme telle et non sur un mode différent. On pense ici notamment à l’érotique grecque, étudiée ultérieurement par Foucault, qui est aujourd’hui inadéquatement décrite en termes de « pédérastie » ou de simple « tolérance à l’égard des comportements homosexuels »[12]. Selon Foucault, l’érotique grecque s’inscrit dans un horizon discursif radicalement différent du notre. L’analyse foucaldienne tente en ce sens de souligner la relativité et la variabilité historique du fait pathologique : « Un fait est devenu, depuis longtemps, le lieu commun de la sociologie et de la pathologie mentale : la maladie n’a sa réalité et sa valeur de maladie qu’à l’intérieur d’une culture qui la reconnaît comme telle[13] ». Par exemple, on pourrait ici penser au fait qu’à certaines époques ou dans certaines cultures, parler aux objets inanimés n’est pas le symptôme d’une quelconque folie ou maladie. À ce titre, Foucault critique la sociologie et la psychologie contemporaine, qui ont tenté de rendre compte de la réalité de la maladie mentale d’un point de vue évolutionniste et statistique. Or, à travers la constitution d’un savoir scientifique au sujet d’individus « malades » se constitue la maladie, qui devient telle et se voit conférer un statut particulier. Grâce à la constitution d’un savoir sur la maladie mentale, le diagnostic va devenir le marqueur du statut particulier, de l’exclusion. C’est alors le symbole d’une projection de thèmes culturels sur les individus pour en faire des malades et des déviants, dans la mesure où la nature même du phénomène de maladie est défini en termes d’écart par rapport à une norme.

            Mais plus encore, Foucault cherche à mettre en évidence dans l’histoire que chaque « époque » est en fait constituée par la production d’énoncés discursifs qui l’expriment. Plus précisément, ce que Foucault met en relief à travers son entreprise archéologique, c’est une histoire des changements de régimes discursifs propres à chaque époque, dans la mesure où chaque époque est conditionnée par une sensibilité sociale qui lui est propre[14]. Cette sensibilité, ce « regard » devient la condition de possibilité de tout régime discursif et donc de toute forme de savoir. C’est d’ailleurs Gilles Deleuze qui décrira « la chose » que Foucault cherche à souligner, en sondant l’histoire comme étant la « détermination des visibles et des énonçables à chaque époque, qui dépasse les comportements et les mentalités, les idées, puisqu’elle les rend possibles[15] ». Pour constituer la maladie mentale en tant qu’objet de savoir, encore faut-il pouvoir d’abord la « remarquer » et ensuite la « dire ».

            Avec Naissance de la clinique, Foucault en vient à faire état, non seulement des différentes « […] manières de voir et de faire les fous […][16] »à travers les époques, mais aussi de la perspective même du « regard médical », à l’origine des sciences humaines. Son interrogation au sujet des manières de voir et de dire prend alors forme dans le constat d’une réorganisation du savoir sur l’homme, ayant pour origine une épistémè de la finitude. En d’autres termes, Foucault tente de souligner le passage à un nouveau cadre conceptuel au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ayant permis à l’anatomiste de « voir » de nouvelles choses en disséquant les mêmes corps. En effet, alors que l’on pratique des dissections depuis longtemps, Foucault souligne l’apparition d’un nouveau cadre général, illustré dans l’anatomie pathologique et ayant modifié la perception de la vie et de la mort. Autrement dit, les sciences humaines, empruntant le modèle anatomopathologique à la médecine, vont alors penser le rapport à l’être humain ou aux collectivités humaines sur le principe de la norme, de l’écart, de la déviance et de l’anormal (c’est-à-dire le « pathologique ») précisément parce que la mort, la finitude de l’homme, constitue un universel indépassable.

            Cette épistémè de la finitude se trouve désormais au fondement de notre rapport à nous-même. La structure de pouvoir et d’exclusion que représente « le normal » constitue le socle de bon nombre de sciences humaines, dont elle serait le schème fondateur. Cette sécularisation de notre compréhension de l’être humain, à partir de ce « principe médical », est alors ce qui permet l’instauration d’un certain rapport au vivant. Par le recours à certaines valeurs (normalité), on constate, selon Foucault, le privilège de certains types d’existences physiologiquement déterminées par rapport à d’autres. Ultimement, force est de constater que c’est le discours qui intéresse ici le philosophe français, puisque c’est à travers celui-ci que les savoirs, tels que la biologie et l’anatomo-pathologie, objectivent et problématisent la maladie mentale.

Conclusion

            En terminant, nous avons montré dans ce texte que devant la difficulté que représente le statut de la maladie psychologique en médecine mentale, il est possible de ménager une compréhension épistémologique et historicisée d’une telle catégorie. En effet, son usage prend pied dans différents discours (scientifique ou non) à son sujet, discours naissant eux-mêmes dans une épistémè donnée. Nous avons pu constater sa variabilité historique et son caractère normatif qui se cristallisent sous la forme d’un savoir. Dans la perspective foucaldienne, c’est précisément la constitution d’un savoir sur la déviance, l’anormal et le pathologique qui en vient à former une structure de pouvoir et d’exclusion.


[1] Freud, Sigmund. Introduction à la psychanalyse, Paris : Payot, « Prismes », 1987, p. 233.

[2] Macherey, Pierre. De Canguilhem à Foucault : la force des normes, Paris : La Fabrique éditions, 2009, p. 99.

[3] Canguilhem, Georges. Le normal et le pathologique, Paris : Presses Universitaires de France, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1966 (2010, 2e éd. « Quadrige »), p. 198.

[4] Ibid. p. 80.

[5] Canguilhem, Georges. Op. cit. p. 77.

[6] Foucault, Michel. Maladie mentale et psychologie. Paris : Presses Universitaires de France, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1954 (2015, 6e éd.), p. 54.

[7] Foucault, Michel. Op. cit. p. 54.

[8] Ibid. p. 56.

[9] Foucault, Michel. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris : Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1972, p. 530.

[10] Paltrini, Luca. « Archéologie », Le Télémaque, 2015/2 (n° 48), p. 16.

[11] Minard, Michel. « Robert Spitzer et le diagnostic homosexualité du DSM-II », Sud/Nord, 2009/1 (n° 24), p. 81.

[12] Foucault, Michel. Histoire des sexualités II : L’usage des plaisirs. Paris : Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1984, p. 207 et 224.

[13] Foucault, Michel. Op. cit. p. 71.

[14] Foucault, Michel. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris : Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1972, p. 74.

[15] Deleuze, Gilles. Foucault, Paris : Les Éditions de Minuit, 1986, p. 56.

[16] Ibid.

[17] Foucault, Michel. Naissance de la clinique, Paris : Presses Universitaires de France, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1963 (2007, 7e éd. « Quadrige »), p. 147.

[18] Ibid. p. 271.

[19] Ibid. p. 201.

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