Introduction
Dans ce cours, il me semble qu’un concept qui a été crucial est celui d’impasse. Entre l’idéal cartésien de possession et de maîtrise de la nature et l’impératif de protection des terres et des eaux pour les autochtones, il y a une impasse. Entre les femmes dans l’espace public et le développement de l’État dans la modernité, il y a une impasse. Entre le communautarisme et le libéralisme, même chose, impasse. Nous avons étudié des problématiques sociales, politiques et idéologiques marquées par une opposition qui semble insoluble. Mais alors que je me suis efforcé de porter ma réflexion sur les impasses et les luttes d’oppositions dans l’histoire ou dans le présent, il y a une impasse particulière sur laquelle je ne me suis pas vraiment arrêtée. Après chaque réflexion et chaque enquête, celle-ci devenait de plus en plus explicite. Toutes les impasses auxquelles j’ai fait face semblaient me ramener à celle-ci.
Ce dont je parle, c’est ce que je pourrais appeler “l’impasse en moi”. Les impasses que je voyais à l’extérieur, dans la société, dans l’histoire, etc., je les vois en moi; dans ma conscience, ma pensée et mes jugements. J’ai bien peur que je ne puisse pas faire comme si je ne l’avais pas réalisé.
Bien sûr, je connais les notions de biais cognitif, de préjugés, de doubles standards et autres incohérences ou inconsistance dans la connaissance et la conduite de la pensée, mais strictement à un niveau théorique. Ce qui est nouveau pour moi est la réalisation intime de la gravité du problème. L’impasse en est devenue une puisque je l’ai remarquée, et maintenant je ne peux plus ne pas la voir. Ce texte sera une excursion ou une enquête dans cette tension.
Méthode
Le point de vue que j’essaierai de prendre sera plus intime, du moins c’est de là que je partirai. J’essaierai de simplement raconter cette chose que je vis en tant que sujet, en essayant de rester le plus près du vécu. C’est une position que je ne suis pas habituée à prendre, elle me perturbe même un peu (dans le texte, je vais même tricher un peu, vous me le pardonnerez j’espère!). Je crois tout de même qu’elle est nécessaire. La nature du propos semble exiger la forme, le ton et la position philosophique. Je bousillerais ma pauvre question, toute fragile et si complexe, en essayant de l’approcher avec les lourds outils conceptuels de la pensée critique et analytique (en plus que je n’ai pas encore tout à fait la force de les manier). Dans un sens, peut-être que c’est cela d’apprendre à faire de la philosophie; arriver à constamment former, déformer et transformer sa pensée pour tenter de saisir la chose réfléchie. Voici donc ma timide, mais sérieuse tentative d’enquête sur moi-même.
Réflexions
Premièrement, il faut peut-être modérer un peu. J’ai utilisé le mot impasse, mais ce dont je parle ne se présente pas toujours aussi fortement. C’est d’abord et avant tout une certaine sensation. Ce n’est pas une sensation que j’ai toujours eue, et je ne l’ai qu’occasionnellement. Elle n’est pas facile à décrire, mais je la reconnais tout de suite. Ce qui pourrait peut-être la décrire le mieux, c’est comme un sentiment d’impuissance intellectuelle. On peut vraiment comparer ça à une impuissance physique. Dans un effort physique, quand on fait face aux limites de notre corps, mais qu’on réalise tout ce qu’il y a au-delà de celui-ci, au-delà de notre puissance ou notre contrôle, on vit une impuissance. Desfois on entend dire de quelqu’un ou quelque chose que “ça me dépasse”. C’est en plein cela. Alors que la plupart du temps on reste dans le règne de nos pensées, nos connaissances et nos intuitions, on fait inévitablement face un jour ou l’autre à quelque chose de radicalement différent, qui semble provenir d’une autre réalité: des choses qui nous dépassent.
Le problème avec ces choses qui me dépasse, que je perçois ou ressens, mais que je ne comprends pas, c’est qu’elle bouleverse ma pensée. Comme une machine, la majeure partie du temps de manière automatique; je pense, je sens, je ressens, et tout ça semble très bien fonctionner, faire du sens. Mais qu’est-ce qu’il arrive quand il y a quelque chose qui entre dans la machine qui n’était pas supposée, quelque chose d’extra-ordinaire? Soit la machine se brise, ou soit la chose est brisée pour entrer dans la machine. Elle va la faire sienne et la transformer pour soi, ou c’est celle-ci qui va être transformée. C’est cela l’impasse; faire face à quelque chose, un sentiment, un fait, un phénomène, une personne, qu’on ne peut traiter. Choses qui me dépassent, données intraitables, bref, le bizarre, l’étrange, l’anormal, “l’extra-ordinaire” (purement dans son sens étymologique).
À bien y penser, même si je ne l’ai pas exprimé ou pensé comme cela, c’est quelque chose que j’ai ressenti très tôt. En fait, on pourrait dire que mon premier choc intellectuel a été cette réalisation. J’ai réalisé que je faisais constamment face à de l’inconnu, des choses que je n’étais pas capable de comprendre, et que j’adoptais donc ensuite des opinions qui étaient plutôt basées sur du savoir commun, des discours véhiculés dans ma famille, par mes amis, etc. Tout d’un coup, je me sentais si petit, si faible face à l’immensité du réel (c’est un sentiment qui n’est jamais parti). Bref, j’ai réalisé ce que je pensais et je faisais des choses que je ne pouvais vraiment m’expliquer clairement.
C’est précisément ce sentiment initial de l’impasse, mais surtout de la manière dont je traitais cette impasse qui me frustrait et m’a amenée à la philosophie. J’ai vu dans la philosophie quelque chose de libérateur, sous la forme d’une méthode ou plutôt d’une éthique intellectuelle pour appréhender le monde. Le grand idéal cartésien m’avait sauvé, non pas parce qu’il me donnait des réponses, mais parce qu’il m’offrait la clé pour découvrir, ou m’orienter vers la potentielle découverte de la réalité de manière objective. Je n’allais plus être cette machine, qui avale, traite et produis des idées aveuglement, « hasardement » et inconsciemment. J’allais prendre un contrôle conscient de ce processus, pour passer au filtre de la raison les idées, sensations et phénomène qui parvenaient à ma conscience. Ainsi, à travers un travail et un effort constant, mais méthodique, j’allais pouvoir atteindre des vérités indubitables sur la nature, la société, l’histoire, etc. J’étais évidemment conscient que cela était un projet auquel j’allais inévitablement faillir à certains moments et qui allait présenter des difficultés importantes. Mais l’essentiel était que j’avais une méthode pour me diriger dans cette direction, une base pour mon projet intellectuel, pour mon projet de vie. J’avais l’impression d’avoir dépassé mon impasse initiale, en prenant définitivement le contrôle de mes réflexions, jugements et actions pour me rapprocher de la réalité des choses.
Cette réalisation n’a pas seulement changé ma “démarche” intellectuelle, elle a orienté et structuré mon existence. J’allais dédier ma vie à la connaissance ainsi qu’à la vérité en sciences sociales pour aider l’humain à comprendre sa condition et aller vers une plus en plus grande émancipation. Naturellement, j’ai abouti au Marxisme. Tout comme Descartes pour la connaissance en général, Marx m’offrait la clé de la connaissance et de la compréhension de la réalité sociale et historique de l’humanité. Le marxisme me semblait de plus en plus comme le simple aboutissement logique de la conduite de pensée rationnelle appliquée à la société et à l’histoire. Dans ce sens, le marxisme était donc le point de vue objectif sur la réalité. Évidemment, il s’agit toujours de perfectionner l’analyse, surpasser des problèmes conceptuels et théoriques, mais il me semblait que cette théorie offrait les bases méthodologiques pour l’étude et la compréhension authentique de l’être humain.
Voilà brièvement, et un peu grossièrement, ma manière de penser le travail intellectuel et la connaissance. Il faudrait nuancer à plusieurs endroits, puisque déjà je ressentais les problèmes possibles avec cette vision des choses, mais elle représente tout de même plus ou moins ma manière de penser.
Toutefois, cette base était destinée à être critiquée. En fait, les principes mêmes de la pensée “scientifique” ou rationnelle que je viens de présenter mènent inévitablement et obligatoirement à un questionnement de celle-ci en tant que tel. On pourrait dire que je suis de retour à mon impasse initiale, celle qui m’a menée à la philosophie, mais cette fois-ci, elle survient avec et précisément à cause de tous les questionnements philosophiques que j’ai menés depuis. J’ai cru y trouver une solution, mais cette solution m’a renvoyé encore une fois au même problème, mais amplifié en gravité.
Mon problème initial était que je faisais face à des choses, phénomènes, etc. que je ne comprenais pas, et ainsi je sentais que ma pensée était façonnée par le hasard et la contingence. La solution que j’ai cru y apporter était de chercher à adopter une attitude intellectuelle qui consiste à conduire ma pensée d’une certaine manière afin d’essayer d’arriver à des idées, concepts et théories qui seraient vrais, donc en accordance avec la réalité qu’ils décrivent. Cette attitude était un idéal, une éthique intellectuelle, qui allait structurer ma vie pour essayer d’arriver à une compréhension de plus en plus objective de la réalité. Malgré tout, je me situe encore dans la même impasse que j’avais cru dépasser précédemment, comment est-ce possible? De plus en plus, je ressens cette impuissance intellectuelle, ce sentiment de faire face à des phénomènes qui me dépassent. Je sens cette difficulté de manière vraiment viscérale, elle me dérange énormément, mais je me dois de l’écouter. En essayant de comprendre vraiment ce que je pensais, j’y suis arrivée à la question suivante: est-ce que j’ai véritablement dépassé mon impasse initiale, ou est-ce que je ne l’ai pas simplement contournée, en la simplifiant pour passer par-dessus.
Je fais toujours face à la même réalité, mais j’ai changé (ou du moins je m’efforce de changer) mon mode d’observation et de rapport avec celui-ci. Avec ce nouveau mode d’observation, j’étais convaincu d’atteindre la réalité en tant que telle. Le problème est qu’il m’apparaît possible que cela soit encore une interprétation du réel. En fait, il m’apparaît possible qu’il n’y ait que des interprétations du réel. Ce regard que je porte sur la réalité est particulier, mais alors que j’étais convaincu que celui-ci me permettait de comprendre la réalité en tant que telle, il me semble tout autant possible qu’ il ne me permet qu’une certaine interprétation de la réalité, qui permet une vision particulière du réel selon certains découpages, schémas cognitifs, et certaines différenciations qui n’ont rien de plus valable que n’importe quelle autre interprétation.
Vous me contiez justement l’autre fois une histoire intéressante, selon laquelle un autochtone qui était sur un trottoir disait que, justement, pour lui, il n’était pas sur un trottoir. Il était sur la terre ou le territoire. Le réel, dans toute sa complexité, semble pouvoir se prêter à tellement d’interprétation, à tellement de regards aussi différents qui perçoivent ainsi une réalité qui est différente. Est-ce qu’un certain type de pensée est plus valable qu’un autre? Est-ce que l’autochtone était sur un trottoir ou sur la terre? On ne pourrait vraiment dire, les deux sont des interprétations de la réalité.
Donc en plus de considérer toutes les difficultés à conduire sa pensée de manière parfaitement méthodique, peut-être même son impossibilité, il y a le problème de la valeur de cette conduite de pensée et cette perspective. Ce qui motivait la méthodologie et la rigueur “cartésienne” était l’idée qu’elle nous permet de découvrir des vérités objectives et universelles sur la réalité. Mais en amenant le doute méthodique à son paroxysme, comme on est obligé de le faire si on accepte ce mode de pensée, on est obligé de questionner l’existence d’une réalité et donc d’une vérité. Il y a bien une réalité, mais qui dit qu’il y a une manière de l’interpréter qui exprime objectivement son essence.
Alors que ce problème est d’ordre plutôt métaphysique et épistémologique tel que je l’ai présentée, quand on le transpose aux sciences sociales, celui-ci prend un aspect éthique et politique. En effet, les distinctions dans la perspective entre une personne autochtone et moi ne sont pas simplement le fruit d’un hasard des expériences, ils ont été formés par des centaines d’années de colonialisme et de violence envers les peuples autochtones ainsi que de propagande et de discours véhiculés directement ou indirectement dans la culture. Ces peuples ont été violentés, déplacés et dominés, justement parce que leurs représentations de la réalité (et toutes ses implications) ne convenaient pas avec les nôtres. Comment entrer en contact avec les peuples autochtones? L’impasse dont je parlais se retrouve ici aussi. En appliquant un certain mode de pensée pour comprendre les peuples autochtones, celui des sciences sociales, on peut certes développer une interprétation de leurs réalités, mais cette interprétation sera une interprétation de notre point de vue. Il y a une impasse dans la manière dont les autochtones se pensent eux-mêmes, et la manière dont nous les pensons (et que nous pensons en général, cela vaut dans l’autre sens aussi). Ce problème, aussi théorique soit-il, est ressenti intuitivement. On sent qu’il y a quelque chose d’étrange quand on se penche, par exemple, sur une culture aussi différente que celle des autochtones. On peut décider de ne pas écouter cela, mais ce serait de taire une sensibilité interne par rapport aux difficultés immenses de l’approche du réel, pour la connaissance ou pour le dialogue.
Plusieurs problèmes se posent donc en rapport avec cela. Ce que je voulais faire dans ce texte n’était pas de les élucider, mais simplement de les exprimer clairement, tel que je les ressentais avant tout.
Située dans cette impasse en moi, que j’ai retrouvée alors que je pensais l’avoir dépassée, je suis plutôt mal à l’aise. Mes repères et mes convictions les plus intimes sont ébranlés à leurs bases, et je suis un peu intimidée par le travail de réflexion et de reconstruction qui m’attend. Avant tout, je crois que ce qui est le plus important est d’exposer cette problématique de la manière la plus claire possible. Il semble qu’aujourd’hui, les débats les plus forts dans l’espace public sont liés à ce problème. Toute la question de la “décolonisation” des esprits, des “wokes” et de la dénommée “cancel culture” semble tourner autour de ce sujet. Tous confrontent la prétendue objectivité de la culture scientifique, philosophique, politique et économique occidentale. Ce n’est pas pour en présenter une alternative du même genre, qui soit vraiment objective, universelle et libératrice, cela était plutôt la caractéristique de la guerre froide j’ai l’impression. C’est pour contester la notion d’objectivité elle-même que les luttes se font. Entre un savoir et un pouvoir qui maintient la notion d’objectivité, même en considérant qu’elle peut y faillir, ainsi qu’un contre-savoir et un contre-pouvoir qui affirme son parti-pris et son expérience subjective comme outil de contestation, il y a forcément un conflit. J’ai bien l’impression que les luttes sociales à l’intérieur des sociétés occidentales vont se dérouler ainsi durant les prochaines années. Le mieux qu’on peut faire est d’essayer de comprendre le mieux possible le problème auquel on fait face, sans quoi les deux “côtés” ne font que se crier aux visages, n’ayant définitivement plus de bases méthodologiques communes sur lesquelles reposer.