I-DERRIÈRE L’HISTOIRE OFFICIELLE:
La plupart des rapports sociaux « normaux » exigent de nous un échange de politesse avec les autres – sans pour autant que l’estime que nous concevons à leur égard soit à la hauteur de cette courtoisie. On pourrait dire que le pouvoir des normes sociales telles que l’étiquette et la bienséance nous force à sacrifier un certain degré de franchise afin d’entretenir des relations sereines avec autrui. Cette forme de prudence peut également avoir une dimension stratégique : il se pourrait que la personne à laquelle nous communiquons cette image faussée soit en position de nous nuire, ou au contraire de nous aider.
Le jeu (performance publique) est imposé à tous ceux qui sont pris dans des formes de domination sociale : le travailleur face au patron, le serf face au seigneur, l’esclave face au maître, ou le membre d’une race asservie face à celui d’une race dominante. La prudence, la crainte, ou le désir d’obtenir certaines faveurs vont modeler la performance publique du subordonné, afin de satisfaire les attentes du dominant. « texte public« : interaction entre les subordonnés et ceux qui les dominent. Le texte public peut aisément induire l’observateur en erreur, et il est d’ailleurs souvent dans l’intérêt des deux partis de mettre en œuvre une performance fallacieuse. Par exemple, les personnes de couleur évitent souvent de paraître désagréable envers les Blancs, puisque ces derniers entretiennent souvent de l’hostilité pour elles. Tous les Noirs du Sud, esclaves ou affranchis, savent qu’il leur faut respecter quelques règles pour assurer leur tranquillité et leur sécurité.
Généralisation, subordination systématique: plus l’écart est grand entre le pouvoir du dominant et celui du subordonné, et plus ce pouvoir est exercé de manière arbitraire, plus le texte public joué par le subordonné aura un caractère stéréotypé et ritualisé. En d’autres termes, plus le pouvoir est menaçant, plus le masque se fait épais.
L’interaction se limite donc très rarement à ce qu’en dit le seul texte public. L’examen de la relation de pouvoir entre le fort et le faible pourra suggérer que les gages de respect donnés par le second sont parfois purement tactiques. En outre, lorsque le dominant suspecte le texte public de n’être « que » représentation théâtrale, il ne croit pas en son authenticité. Naît alors l’idée commune à de nombreux groupes dominants selon laquelle les subordonnés sont par nature dissimulateurs, menteurs, et tricheurs. Les rôles fondamentaux sont donc joués par l’artifice et la surveillance dans les rapports de pouvoir. Les subordonnés feignent consentement, tout en essayant de discerner l’humeur et les intentions du détenteur d’un pouvoir menaçant. Le détenteur du pouvoir, de son côté, affiche commandement et maîtrise, mais tâche en même temps de percer le masque du subordonné et de déchiffrer ses véritables intentions.
Cependant, grâce à leur pouvoir, les dominants détiennent souvent l’avantage et les subordonnés se voient obligés de dire le texte de la manière qui est attendue d’eux. Par conséquent, le texte public est systématiquement biaisé en faveur du scénario et des discours choisis par les dominants. Le texte public démontre ainsi le discours et les valeurs des dominants. Les fortes relations de pouvoir font aussi en sorte que les groupes subordonnés appuient les termes de leur domination et se comportent en partenaires consentants, voire enthousiastes, de cette dernière.
« texte caché« : discours qui a lieu dans les coulisses, à l’abri du regard des puissants. Le texte caché a un caractère situé : il consiste en des propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent, hors de la scène, ce qui est dit dans le texte public. Il est très probable que le texte caché sera produit pour un auditoire distinct de celui du texte public, et dans des conditions de pouvoir différentes. On voit ainsi l’impact de la domination sur la parole tenue en public.
VI-LA PRISE DE PAROLE SOUS LA DOMINATION: LES ARTS DE LA DISSIMULATION POLITIQUE
Si les groupes dominés ont pu gagner une certaine réputation de subtilité c’est parce que leur vulnérabilité leur a rarement permis l’affrontement direct. La maîtrise de soi et les manœuvres requises de leur part diffèrent ainsi de l’approche directe du puissant. Alors que l’aristocrate est socialisé de manière à supporter toute insulte verbale, ceux qui n’ont pas de pouvoir s’entraînent à absorber les insultes sans y répondre physiquement. Les groupes vulnérables doivent alors contrôler leur colère pour produire un discours voilé de dignité et d’affirmation de soi dans le texte public.
Monde de la rumeur, du commérage, du travestissement, des jeux de langage, des métaphores, des euphémismes, des contes populaires, des gestes rituels et de l’anonymat. Les réalités du pouvoir des groupes dominés sont telles que leur action politique doit toujours être interprétée, précisément parce qu’elle est voulue cryptique et opaque. Les groupes dominés doivent alors adopter des techniques pour infiltrer le texte public biaisé, et y introduire certaines formes d’affirmation d’eux-mêmes. Ils réussissent à introduire leur texte caché, sous des formes voilées ou bien mises en sourdine, dans le texte public. Techniques de dissimulation les plus élémentaires : anonymat, euphémismes, et marmonnement.
FORMES ÉLÉMENTAIRES DE LA DISSIMULATION: Au niveau le plus élémentaire, des techniques peuvent être divisées entre celles qui masquent le message, et celles qui masquent le messager. Le message peut être tout sauf ambiguë, mais le ou les dominé(s) qui en sont à l’origine demeurent masqués. Il est possible que le message et le messager soient déguisés. Si le message et le messager sont tous deux affichés ouvertement, on se trouve alors sur le terrain de la confrontation directe (voire de la rébellion). Les formes pratiques de la dissimulation ne sont limitées que par l’étendue de l’imagination des dominés. Toutefois, le degré de dissimulation afin d’introduire le texte caché avec succès dans le texte public peut augmenter à mesure que l’environnement politique se fait plus menaçant et arbitraire. La création des déguisements repose sur la capacité à manipuler avec agilité et de manière décisive les codes du discours.
L’ANONYMAT: Un dominé dissimule le texte caché de la vue des détenteurs du pouvoir parce qu’il a peur des représailles. Si, toutefois, il est possible de diffuser le texte caché tout en cachant les identités de ceux qui le transmettent, la peur est largement dissipée. Les groupes dominés protègent donc leur identité tout en facilitant la critique, les menaces et les attaques ouvertes par les rumeurs, les commérages, les menaces et les violences anonymes, les lettres anonymes et les gestes de défi de masse anonyme. […]
EUPHÉMISMES: L’euphémisation, texte caché lorsqu’il est exprimé dans une situation de pouvoir par un acteur qui souhaite éviter les sanctions d’une déclaration directe. Les groupes dominés utilisent fréquemment les euphémismes à cause de leur plus grande exposition aux sanctions. Les euphémismes sont caractérisés par un commentaire et une critique sociale indirects, voilés. Voiler le message revient en quelque sorte à appliquer une couche de vernis isolant.
PARLER DANS SA BARBE: Le marmonnement et le grommellement comme formes de plaintes voilées. L’intention derrière le marmonnement consiste à communiquer un sens général d’insatisfaction sans toutefois assumer la responsabilité d’une plainte spécifique et ouverte. Le sujet de la plainte peut être assez clair aux yeux de l’auditoire à partir du contexte, mais, en marmonnant, celui qui se plaint évite un incident. Le marmonnement est souvent utilisé dans tous les actes de communication destinés à transmettre une idée de moquerie, d’insatisfaction ou d’animosité indistincte et qu’il est toujours possible de nier. Moyens de communication: un grognement, un soupir, un gémissement, un gloussement, un silence qui arrive au bon moment, un clin d’œil ou un regard fixe qui dévisage.