Seule la terre est éternelle
Article publié dans la revue America
Un écrivain se heurte parfois à un mur discret mais beaucoup trop solide pour que vous puissiez suivre l’avis de Dostoïevski, lequel conseille de vous cogner la tête dessus, encore et encore. Certains murs semblent dotés d’une épaisseur infinie. Pourquoi devrais-je consacrer ce qui me reste de courage et d’énergie, sans parler de mon temps, à écrire sur les déprédations écologiques, alors qu’il suffit à toute personne moyennement intelligente de se pencher par la fenêtre pour constater, hormis en de très rares lieux, à quel point nous avons souillé notre nid? Cette perception est parfois insupportable à certains d’entre nous, comme si nous étions condamnés à porter durant toute notre vie le pesant et répugnant havresac de ce savoir. Cette prise de conscience peut très bien entamer notre bonheur, troubler notre sommeil et nos mariages, gâcher nos promenades quotidiennes et jusqu’à la grâce éphémère d’une réalité implacable. Ce savoir se résume toujours dans la dureté de « ce qui aurait pu être ». Il faut scruter longtemps pour trouver de l’amour parmi les ruines.
Ces dernières années, j’ai passé davantage de temps que je ne l’aurais souhaité à me demander où j’ai bien pu trouver ces idées d’éthique écologique qui m’empêchent tellement de dormir. Au-dessus de mon bureau je garde un petit morceau de papier où j’ai écrit : « Tu n’es rien qu’un écrivain », la phrase que m’a aboyée un patron de studio hollywoodien il y a des années. C’est une idée précieuse, même si je l’ai prise à juste titre pour une insulte, car elle insiste sur l’humilité nécessaire à notre fonctionnement en tant qu’être humain plutôt que comme idéologue, altruiste vociférant ou dingue religieux convaincu que Dieu nous a donné la terre et que nous avons métaphoriquement et réellement mordu et arraché les doigts et les mains de notre bienfaiteur. Malheureusement, avec mon imagination suralimentée, je vois parfaitement cette scène à la manière d’un tableau de William Blake ou de Goya. Pour assurer mon propre retour sur terre, je marche quotidiennement avec mon chien dans des régions vides, nues, éventrées, amputées de leur nature essentielle par notre comportement. Mais elles sont encore belles, ces montagnes et ces vallées du Sud-Ouest, ou bien les rivières et les forêts de mon Nord-Michigan natal. Elles seraient encore plus belles si j’ignorais ce à quoi elles auraient pu ressembler, mais il faut bien se contenter de ce qu’elles sont, car nous n’avons qu’elles.
Bien sûr, c’est la faute de mon père. Il était agronome, spécialiste des sols, et il tenait mordicus à restaurer en leu état premier des cours d’eau dévoyés et pollués par une agriculture inconséquente. Il arrondissait maigrement ses fins de mois grâce au gouvernement fédéral et à l’université de l’État du Michigan, mais dans ma jeunesse il était agent agricole du comté d’Osceola. Au début de ma carrière de sale gosse, un type de comportement en partie explicable par le traumatisme évident de la perte d’un œil lors d’un accident, j’accompagnais souvent mon père au cours de ses tournées où il dispensait ses conseils aux paysans. Les gens du cru l’acceptaient sans problème, car il avait grandi dans une ferme du comté voisin et il partageait leur langage particulier fait de dur labeur et de privations.
Aujourd’hui, plus de cinquante ans après, ce qui me reste de ces virées en voiture à travers la compagne, c’est mon père essayant de m’apprendre le nom des herbes, des buissons, des arbres et des fleurs sauvages que nous sentions ou voyions par les vitres ouvertes de la voiture, ou à l’occasion de nos marches lorsque nous prélevions des échantillons de sols avant de placer nos spécimens dans des petits bocaux en verre. J’étais mauvais élève et j’accumulais une vague teinture de connaissances qui profitait très médiocrement de mes promenades en forêt, de mes excursions de pêche quotidiennes à partir de notre chalet, ou de plus longues virées pour rejoindre des torrents ou des rivières à truites. J’ai mis de nombreuses années à comprendre que tout ce temps qui m’était accordé, je le devais à mon œil gauche aveugle qui avait fait de moi un pauvre gosse fou de douleur.
En plus de ces balades au grand air, il y avait les livres que mon père me transmit à partir de sa propre jeunesse, des livres de Ernest Thomas Seton, James Oliver Curwood, Fenimore Cooper, les œuvres des redoutables baratineurs que sont Horatio Alger et Zane Grey, celles de Owen Winster, auxquelles s’ajoutèrent plus tard les romans du monde sauvage de Harvey Allen et de Walter Edmonds qui écrivit Sur la piste des Mohawks. À cause de mon évidente blessure au visage, j’avais tendance à être désigné comme indien lorsque enfant je jouais au cow-boys et aux Indiens. Cela d’autant plus que mon livre préféré de Seton, Two Little Savages, évoquait deux jeunes Blancs qui apprenaient à vivre dans la forêt sauvage comme deux Indiens pendant un mois entier. La transition n’est plus parfaitement claire dans mon esprit, mais j’en suis progressivement venu à m’identifier aux Indiens qui kidnappaient l’héroïne dans les fictions romantiques de la Frontière, plutôt qu’aux hommes courageux qui allaient la délivrer. Quel plaisir d’avoir une jolie fille dans mon tipi, pensais-je.
Tout le monde se souvient peut-être d’événements apparemment insignifiants de l’enfance qui ont eu des effets disproportionnés sur leur vie adulte. Je veux dire, en dehors des traumatismes évidents que sont les blessures, les sévices sexuels, les divorces ou le décès des parents. Je me rappelle plus clairement ma pile de cartes d’Audubon servant à l’identification des oiseaux, que le professeur qui me les a données. Un jeune voisin se fait régulièrement tapoter le crâne à cause de ses talents pour le calcul et plus tard il devient comptable. L’événement le plus banal a parfois une importance insoupçonnée. Quand nous passions en voiture devant la maison de campagne d’une femme qui écrivait dans le Saturday Evening Post et dans Colliers, mes parents ne tarissaient pas d’éloges sur elle, et l’idée de gagner ma vie en écrivant des histoires a commencé à me séduire. La manière qu’ont les gens de devenir ce qu’ils sont a quelque chose de profondément hasardeux et comique, qui m’a toujours rappelé la phrase d’Aristophane, « tourbillon est roi ». À la fin des années cinquante, j’ai même rencontré un homme à San Francisco qui m’a confié qu’en grandissant dans une ferme du Dakota du Sud, il avait eu l’ambition de devenir gigolo et maquereau dans une grande métropole – une double vocation à laquelle il consacrait son temps avec une évident réussite.
Wordsworth dit que « l’enfant est le père de l’homme » et c’est probablement une très bonne chose qu’enfants nous ignorions cette vérité. Aujourd’hui, les parents soucieux de leur progéniture utilisent cette idée pour tronquer la nature de l’enfance avec leur curiosité excessive et leur ambition sauvage. On remarque souvent une étrange apathie chez ces adultes miniatures à l’occasion de leurs jeux organisés. Les enfants des villes ont même accès à des cours sur la gestion des actions et des obligations en Bourse.
Je dois reconnaître que mes propres lacunes sur le chapitre de la bonne conduite s’expliquaient peut-être par mon amour et ma recherche de la nature sauvage. Comme j’avais lu que les premiers occupants de notre Sud-Ouest aimaient beaucoup les haricots, peu après l’aube je partais dans la forêt avec une gourde d’eau et une boîte de haricots, ainsi que parfois un arc et des flèches. Je faisais un feu pour réchauffer les haricots, mais le plus souvent je les mangeais froids. Si puissantes étaient les impressions sensuelles de ces promenades précoces que je les retrouve sans effort plus de cinquante ans après. On était alors entièrement dépourvu des opinions des attitudes et des conclusions qui vous rendent si aisément aveugle à la nature de l’expérience, quasiment à la nature de la nature. « De tous ses yeux, le monde de la créature contemple l’ouvert, alors que nos yeux sont tournés vers l’intérieur », écrit Rilke. Quand nous sommes jeunes dans un cadre naturel, nos yeux ne sont pas tournés vers l’intérieur. C’est extrêmement difficile, mais adulte on peut retrouver cet état.
Il est bien sûr parfaitement prévisible que le poids du contenu de votre existence va déterminer vos préoccupations présentes, et vous êtes tout à fait impuissant face à cet ensemble de souvenirs et d’idéaux. Vous savez très bien que, selon notre propre vision de myope, seules les étoiles sont à l’abri de nos pulsions destructrices. Nous ne constituons qu’une seule espèce sur un total estimé à cent millions. Bon nombre d’entre nous ont pris plaisir à savourer notre domination sur toutes ces espèces. En fait, nous avons créé certains aspects de la religion pour nous rassurer et nous convaincre que nous avons raison de souiller toutes ces autres espèces à notre guise. Nous avons organisé une théocratie virtuelle du viol de la terre qui garantit le caractère acceptable, sinon sacré, de toutes nos déprédations. Je me rappelle que ceci est le monde dans lequel je vis. Je connais tous les détails. Rien n’a changé depuis que Mark Twain nous disait que le Congrès abritait les seuls vrais criminels de notre pays. Ces politiciens ont organisé leur propre jeu de canasta dans lequel la terre elle-même constitue un facteur parfaitement dérisoire.
Je crois que tout ce que j’ai appris sur les premiers habitants de l’Amérique au cours de mon existence s’est rassemblé en une masse d’anecdotes, un agrégat peu orthodoxe qui ne me permettrait sûrement pas d’obtenir la moindre unité de valeur en faculté, mais qui excède néanmoins les connaissances de 99,999% de mes concitoyens, lesquels se voilent résolument la face devant les péchés commis par leurs ancêtres au détriment de ces gens. Nous devons accepter le fait que la plupart d’entre nous souhaitons connaître seulement ce qui nous convient, et que les pédagogues n’ont fait que de timides percées dans cette direction. J’ai récemment demandé à un ami indien dans quelle mesure il se désespérait de nous voir incapables d’apprendre la moindre chose sur son peuple, aussi simple soit-elle. Il m’a répondu qu’il n’était pas désespéré parce que le fait d’accepter la responsabilité des torts commis est une idée religieuse et qu’il n’avait pas remarqué de religion « en activité » dans la culture moderne. Il a ajouté que, sans cet élément de bonne volonté, tous les problèmes devaient être traités d’un point de vue légal, parce que c’était là le seul langage efficace pour le changement social. Quelle tristesse… Aucune justice n’est possible sans avocats.
Quelques jours plus tard, je me suis dit, « descends donc de tes grands chevaux », une formule qui est en soi un archaïsme. Je suis apparemment un « Blanc » doté de tous les privilèges inhérents à cet état, ainsi que de ces autres privilèges liés à ma réussite financière, ce qui me place assez haut dans le classement planétaire par pourcentage. Cela n’éveille pas chez moi la moindre culpabilité supplémentaire parce que j’ai tout accompli par moi-même en écrivant et que je suis donc un opérateur indépendant dans une industrie non extractive. J’ai plutôt foré et creusé dans ma tête, pour ainsi dire. Mon problème tient à mon sens implacable de la parité, un sens que j’ai acquis à l’étourdi et qui s’applique non seulement à la race humaine, mais aussi aux cent millions d’autres espèces. Je crois vraiment que la réalité est l’agrégat des perceptions de toutes les créatures.
J’ai ruminé comme une vache pendant deux jours au bord de la rivière qui coule à côté de mon chalet, pour essayer de trouver un moyen de dégonfler en moi cette baudruche ruminante qui me rendait complètement cinglé. Il y a quelque chose de profondément comique dans l’image d’un homme qui cogite de la sorte en buvant une bouteille de vin à trente dollars et en réfléchissant à sa propre histoire ainsi qu’à celle de nos « premiers citoyens », comme on appelle les Indiens au Canada. Nous voilà de retour sur le territoire du captieux Hamlet, mais un peu plus loin dans la chaîne alimentaire avec « rien qu’un écrivain » embourbé dans le marigot de l’autoparodie professionnelle. Le père apprend à son gamin que nous devons être justes avec la terre, les Indiens et les autres espèces. L’écrivain oublie que sa vocation consiste à écrire, une tâche qui n’inclut pas l’obligation d’imiter ou de se prendre pour les personnages souvent absurdement héroïques créés par ledit écrivain.
Il y a des années, j’ai imaginé qu’on étendait un mince drap de coton sur tout le continent et sur son histoire, avant de prendre un peu de recul pour regarder les endroits où le sang filtrait à travers le tissu. C’est encore plus facile à réaliser avec l’histoire plus récente de l’Europe. Nous devons consciemment nous rappeler les massacres de Sand Creek et de Wounded Knee, pour nommer deux taches sanglantes. De tels événements ne sont jamais complètement entrés dans l’histoire des conquérants, pour la même raison que My Lai n’y est jamais entré non plus. Il n’y a pas grand risque de voir un char Wouded Knee ou un char My Lai lors d’un défilé du 4 juillet. Quand on y pense, nos prétendues « Guerres indiennes » ont été au sens strict de simples conquêtes et opérations immobilières. Tous ces biens font l’objet d’une expropriation immédiate. Beaucoup plus tard, c’est Bertolt Brecht qui a dit que ceux que nous voulons détruire, nous les appelons d’abord sauvages.
Tout ce que nous gardons de force au placard pour le cacher au regard public se mue invariablement en spectre destructeur. Presque tout le monde est à peu près convaincu que ce sont les médias plutôt que la religion ou le sentiment d’un destin national qui structurent et rendent crédibles nos existences. Quand on fait le compte du temps passé, on constate que c’est la nature du divertissement qui formate notre réalité. Qui peut oublier Ronald Reagan parlant des « Indiens magnats du pétrole dans leurs réserves », une idée tirée de plusieurs films identifiables. Lorsque vous cherchez des films donnant une description exacte des cultures indiennes, vous ne trouvez que le récent Phoenix, Arizona et, dans une moindre mesure, Little Big Man. Le cinéma et la télévision sont à la réalité ce que les fastfoods sont à nos récoltes abondantes.
Dans mon propre cas, qui n’a rien d’inhabituel, j’ai appris beaucoup de choses sur l’habitat avant d’apprendre à connaître les gens qui vont avec cet habitat. La nature de nos prédécesseurs était à peine enseignée à l’école, sinon pas du tout. Les informations étaient là, mais il fallait creuser pour les trouver; j’ai donc creusé. Je ne l’aurais sans doute jamais fait sans les conseils de mon père et la conviction qu’on pouvait vivre dans un habitat relativement sauvage et naturel sans le détruire, tout en sachant que les religions indiennes émergeaient directement de la terre qui donnait la vie à ces gens.
J’évoque ici un univers immensément propice à l’affadissement romantique, aux distorsions prévisibles d’idéologues de tout poil, qu’il s’agisse de Rousseau ou des récents hippies couverts de turquoises, ou encore des dingues du peyolt. Nous devons envisager cet univers à partir de l’intérieur et vers l’extérieur, plutôt que le contraire. Il ne saurait exister aucun concept autorisé de vertu ethnique ou génétique, qui devient inévitablement la source principale de la boucherie humaine.
Nous nous heurtons ici au mur très épais de la xénophobie, de la piété géographique. J’ai vu d’innombrables exemples d’écrivains et de critiques qui faisaient mine de mépriser leurs voisins à cause de leurs appartenances régionales. À un New-Yorkais, presque toute la culture indienne du nord du Midwest jusqu’aux Grandes Plaines et le nord-ouest du pays paraîtra suspecte, à moins que ce New-Yorkais aille y faire un tour et la découvre par lui-même. Un critique de passage au vieux ranch qui me sert de bureau près de la frontière mexicaine croyait mordicus que cette bâtisse faisait partie d’un décor de cinéma. Non, c’est simplement un vieux ranch près de la frontière mexicaine. Les sept chiens de vachers dans la cour ne sont pas des animaux domestiques, mais ils servent à rassembler le bétail dans cette région vallonnée. Je pourrais multiplier les exemples. Ainsi, le cactus peyolt propose une fascinante expérience hallucinogène, mais de manière beaucoup plus importante ce cactus est utilisé par certains groupes indiens pour renforcer leur identité tribale et comme un puissant allié contre l’alcoolisme. Quand j’ai vu un Assiniboine danser pendant neuf heures d’affilée lors d’un pow-wow, il était guidé par une impulsion beaucoup plus forte qu’un simple exercice d’aérobic. Bien sûr, l’inverse est aussi vrai. Quand un écrivain à l’ouest des Appalaches se plaint d’être ignoré par « l’estabishment littéraire de l’Est », je me sens contraint de lui répondre qu’il y a au moins trente mille écrivains à Boston, New York et dans le New Jersey qui déplorent cette même ignorance. Le monde paraît très différent selon votre point de vue et la nature de vos préoccupations.
La xénophobie est simplement un élément biologique de la bête humaine, laquelle a bien du mal à surmonter ce handicap. Historiquement, les minorités se sont toujours battues pour attirer notre attention. Nous avons des Noirs, des Juifs, des Chicanos et des Indiens, tous ayant été profondément traumatisés par notre histoire. Je dois dire que globalement, seuls les intellectuels juifs ont été capables de se hisser au-dessus des problèmes de leur propre groupe ethnique pour considérer lucidement les tourments des autres. Les juifs, par exemple, ont joué un rôle crucial dans la fondation de la N.A.A.C.P [1]. L’affreuse expression « l’huile va à la roue qui grince » parle d’elle-même dans le cas des Indiens qui ont une profonde aversion culturelle pour les jérémiades, moyennant quoi jusqu’à une date récente il était plus facile pour les membres du congrès et l’ensemble de la population de les ignorer. Les tribunaux fédéraux ont même décrété que le Bureau des affaires indiennes doit rendre compte des milliards de dollars d’argent provenant de la location des terres indiennes qu’il a placés de manière malavisée. Curieusement, un problème de cette ampleur n’a reçu qu’un faible écho médiatique. Il existe de toute évidence des milliers d’individus comme moi-même qui barbotent dans leur propre sentiment d’injustice et qui grincent avec la roue, « mon problème est plus grave que le tien ». Il est très difficile pour un peuple d’avoir la moindre perception de l’histoire, quand tant d’éléments de cette histoire ont été bannis hors de sa vue.
L’autre jour, je lisais que la crécerelle, communément appelée « faucon à moineau » bien qu’elle ne chasse aucun moineau, possède un étrange talent dû aux cônes infinitésimaux de ses yeux qui perçoivent la lumière ultraviolette et lui permettent ainsi de voir les taches d’urine iridescentes laissées dans l’herbe par les campagnols, et donc de mieux les chasser. Ce n’est pas une idée merveilleuse mais un fait qui m’a poussé à me rappeler une fois encore la phrase de William Blake : « Comment savons-nous que chaque oiseau qui fend l’air est un immense monde de délices fermés à nos cinq sens? » Que vous lisiez E. O. Wilson ou Jean-Henri Fabre, vous êtes attiré parmi les délices innombrables des plus petites créatures. J’ai alors pensé que les Indiens d’Amérique consacraient l’attention de toute leur vie au monde naturel afin de survivre. Le fait qu’ils ne soient plus obligés de le faire pose une série de questions énormes.
Le poète Wallace Stevens est l’auteur de cette déclaration troublante : « Nous étions tous indiens jadis. » (Des analyses d’ADN prouvent qu’il y a encore plus longtemps nous étions tous noirs.) Cela semble techniquement vrai et j’en ai tiré cette inconfortable conclusion qu’à cause de ma familiarité avec le monde naturel je me suis fortement identifié à ceux qui, jusqu’à une date récente, avaient fondé leur existence sur une telle familiarité. Et puis je savais depuis longtemps mes plaisirs les plus intenses liés à des activités comme la chasse, la pèche et l’étude des régions sauvages, toutes activités identiques à celles de n’importe quel bipède du pléistocène. Les différences essentielles entre les Indiens et moi tenaient au fait que mon peuple n’avait jamais subi leur sort atroce. Mon peuple n’est jamais passé d’une dizaine de millions de membres jusqu’à environ deux cent mille entre 1500 et 1900.
Je connais des hommes, tant blancs qu’indiens, qui vont dans la montagne ou dans la forêt, à cheval ou à pied, afin de tuer des chevreuils pour leur famille. Cette impulsion ne diffère pas radicalement de celle qui pousse d’autres hommes à prendre le métro pour aller travailler. On m’a répété des centaines de fois que la chasse n’est plus une nécessité pour personne aux États-Unis, mais cela suppose que vous aimez les bons alimentaires ou le généralement atroce bœuf standard de supermarché qui suinte du jus rosâtre comme s’il venait de subir des injections d’eau. J’ai participé à des douzaines de « grandes bouffes » de gibier où des groupes entiers de familles s’assoient dans la liesse et engloutissent autant de viande de chevreuil qu’ils le peuvent. Chez les Chippewas (Anishinabes) on mange le ragoût de gibier et de maïs lors du Festin des Esprits, après quoi on sort jeter un peu de tabac dans un feu de joie pour dire au revoir à ses morts bien-aimés aux quels on est peut-être resté attaché d’une manière mentalement malsaine. Les Chippewas croient que les morts souhaitent être délivrés de notre désespoir afin de pouvoir entrer librement dans le monde suivant. Nous avons beaucoup à apprendre de cette ancienne esthétique traditionnelle de la douleur. Je m’étonne de voir à travers sous les États-Unis les riches, les moyennement prospères et les planqués du gouvernement tellement désireux d’apprendre à vivre à nos autochtones miséreux. Après avoir été massacrés à Wounded knee, les Lakotas n’ont même plus eu le droit de chasser nie de danser.
Dans mon chalet isolé, au cours de mon soixante-troisième été, j’ai rêvé qu’après avoir passé des milliers et des milliers de journées au-dehors pour regarder la nature, j’étais enfin à l’intérieur pour regarder vers l’extérieur. Le sens de tout cela demeurait vague, mais l’impression m’est restée. En tant que poète, il m’est devenu beaucoup plus simple de m’imaginer en arbre ou en bloc de roc, en torrent ou en champ, et plus simple encore de m’imaginer en mammifère. Quand Shakespeare a dit « nous sommes la nature, aussi », il a exécuté un bond pour échapper à la schizophrénie fondamentale de la culture occidentale, un bond que peu ont osé. Dans mon chalet en rondins, il y a moins de distance entre l’intérieur et l’extérieur. On respire l’odeur du cœur de la forêt en dormant. On entend la rivière qui coule le long du mur nord. Dans notre casita d’hiver toute proche de la frontière mexicaine, les murs sont en adobe, de la boue séchée. Cela est réconfortant, mais tient compte de l’élégante imagination de l’homme. J’ai un jour parlé à une vieille dame alitée dans l’immense chambre de son pavillon de chasse situé au cœur de la forêt de Rambouillet, en France. Les murs, en pierre de taille, étaient couverts de tapisseries anciennes. Fixés à partir du plafond, des centaines de cors de cervidés arboraient leur étiquette de bronze, l’histoire de siècles entiers de chasses. Cette propriété avait jadis appartenu à Charlemagne et le pavillon lui-même semblait parfaitement intégré à la forêt. L’intérieur et l’extérieur circulaient librement et en tous sens. Je me suis senti aussi bien que le jour où je suis resté assis sur le seuil d’un hogan abandonné sur la réserve navajo en regardant l’aube, qui semblait monter du sol et jaillir vers le ciel.
Dernièrement, nous avons reçu une leçon terrible qui s’explique en partie par nos efforts historiques pour faire entrer les nations et les peuples du Moyen-Orient dans notre super-mixer parfaitement stupide, en ignorant tout dialogue sauf cette injonction : « Contentez-vous de nous vendre votre pétrole, les gars. » Nous avons à peu près fait la même chose avec les peuples autochtones d’Amérique depuis l’époque où nous avons débarqué du bateau. Plus de cinq cents tribus ont été réduites à un seul nom, les Sauvages, les Indiens, les Peaux-rouges… Même une lecture superficielle, sans parler de voyages, révèle des différences uniques, mais il n’y a jamais eu beaucoup de lectures, même superficielles. Bien qu’ils habitent la même région, les Hopis sont aussi différents des Navajos que les Finlandais des Italiens, et peut-être encore plus différents. Et les Utes sont aussi différents des Ojibwés que les Français des Allemands, et ainsi de suite. À aucun moment de notre histoire, le fossé entre la perception du public et la réalité n’a été aussi grand. L’histoire des peuples indiens est encore souvent enseignée comme si tous ces gens étaient morts.
D’emblée, je n’avais nullement le droit de m’identifier aux autochtones plutôt qu’aux conquérants. Ce fut un accident et, pour décrire cet accident, il est normal que je me sente un peu idiot. Ils n’ont rien reçu de moi, hormis un certain nombre de romans où j’évoque l’univers curieux des sang-mêlé. Je suis volontairement resté à l’écart de régions où je n’ai rien à faire, et elles sont nombreuses. Il y a aujourd’hui environ deux douzaines de bons romanciers indiens et l’on peut parler d’une réelle renaissance, même si elle a lieu trop loin de New York pou être vraiment remarqué.
Dans mon cas comme dans d’autres, la vocation de poète relève d’une espèce de folie. Les sauts métaphoriques de la poésie sont aussi biographiques. Depuis l’enfance, j’ai toujours aimé jouer avec les mots. Jim Pepper, un musicien de jazz d’origine indienne, chantait une belle chanson qu’on devrait jouer dans toutes les écoles d’Amérique. Lorsque j’énumère des tribus que je ne connais pas et sur lesquelles je n’ai rien lu, je suis emporté par la beauté des noms et des images accumulés, et par le désespoir de notre cruauté implacable : Acoma, Zuni, Kiowa, Apache, Mescalero, Arapaho, Pawnee, Miami, Arikara, Potawatomi, Ponca, Haida, Blackfoot, Lakota, Minneconjou, Sioux, Omaha, Cheyenne, Chippewa, Ute, Cree, Havasupai, Papago, Pima, Mohawk, Mandan, Kwakiutl, Mohave, Crow…
Ce que j’ai reçu de ces cultures ne saurait être comptabilisé à la manière de notre récente toquade pour des listes de foutaises en rapport avec le millénaire, qui m’ont fait penser à une rangée de trophées de bowling. La vie ressemble inévitablement à un hologramme et des milliers de pinceaux nous ont peints à l’intérieur et à l’extérieur.
J’ai appris des Indiens
que nous prouvons seulement notre appartenance à l’endroit où nous vivons sur
terre en utilisant notre maison avec soin, sans la détruire. J’ai appris qu’on
ne peut pas se sentir chez soi dans son corps, qui est la maison la plus
authentique de chacun, quand on souhaite être ailleurs, et qu’il faut trouver
par soi-même le lieu où l’on est déjà dans le monde naturel environnant. J’ai appris
que dans mon travail de poète et de romancier il n’existe pas pour moi de
chemin tracé à l’avance, et que j’écris le mieux en puisant dans mon expérience
d’adolescent imitant les autochtones et partant vers une contrée où il n’y a
pas de chemin. J’ai appris que je ne peux pas croire vraiment à une religion en
niant la science pure ou les conclusions de mes propres observations du monde
naturel. J’ai appris que regarder un pluvier des hautes terres ou une grue des
sables est plus intéressant que de lire la meilleure critique à laquelle j’ai
jamais eu droit. J’ai appris que je peux seulement conserver mon sens du
caractère sacré de l’existence en reconnaissant mes propres limites et en
renonçant à toute vanité. J’ai appris qu’on ne peut pas comprendre une autre
culture tant qu’on tient à défendre la sienne coûte que coûte. Comme disaient
les Sioux, « courage, seule la Terre est éternelle ». Peu parmi les
cents millions d’autres espèces sont douées de parole, si bien que nous devons
parler et agir pour les défendre. Que nous ayons trahi les peuples autochtones
devrait nous pousser de l’avant, tant pour eux que pour la terre que nous
partageons. Si nous ne parvenons pas à comprendre que la réalité de la vie est
un agrégat des perceptions et de la nature de toutes les espèces, nous sommes
condamnés, ainsi que la terre que déjà nous assassinons.
[1] Association nationale pour l’avancement des gens de couleur.