Théorie de la justice (1987)
Extraits
Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue de contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. Pour cela, nous ne devons pas penser que le contrat originel soit conçu pour nous engager à entrer dans une société particulière ou pour établir une forme particulière de gouvernement. L’idée qui nous guidera est plutôt que les principes de la justice valables pour la structure de base de la société sont l’objet de l’accord originel. Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association. Ces principes doivent servir de règle pour tous les accords ultérieurs, ils spécifient les formes de la coopération sociale dans lesquelles on peut s’engager et les formes de gouvernement qui peuvent être établies. C’est cette façon de considérer les principes de la justice que j’appellerai la théorie de la justice comme équité.
Par conséquent, nous devons imaginer que ceux qui s’engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble, par un seul acte collectif, les principes qui doivent fixer les droits et les devoirs de base et déterminer la répartition des avantages sociaux. Les hommes doivent décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société. De même que chaque personne doit décider, par une réflexion rationnelle, ce qui constitue son bien, c’est-à-dire le système de fins qu’il est rationnel pour elle de rechercher, de même un groupe de personnes doit décider, une fois pour toutes, ce qui, en son sein, doit être tenu pour juste et pour injuste. Le choix que des êtres rationnels feraient, dans cette situation hypothétique d’égale liberté, détermine les principes de la justice – en supposant pour le moment que le problème posé par le choix lui- même ait une solution.
Dans la théorie de la justice comme équité, la position originelle d’égalité correspond à l’état de nature dans la théorie traditionnelle du contrat social. Cette position originelle n’est pas conçue, bien sûr, comme étant une situation historique réelle, encore moins une forme primitive de la culture. Il faut la comprendre comme étant une situation purement hypothétique, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice. Parmi les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l’intelligence, la force, etc. J’irai même jusqu’à poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particulières. Les principes de la justice sont choisis derrière un voile d’ignorance. Ceci garantit que personne n’est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances sociales. Comme tous ont une situation comparable et qu’aucun ne peut formuler des principes favorisant sa condition particulière, les principes de la justice sont le résultat d’un accord ou d’une négociation équitable. Car, étant donné les circonstances de la position originelle, c’est-à-dire la symétrie des relations entre les partenaires, cette situation initiale est équitable à l’égard des sujets moraux, c’est-à-dire d’êtres rationnels ayant leurs propres systèmes de fins et capables, selon moi, d’un sens de la justice. La position originelle est, pourrait-on dire, le statu quo initial adéquat et c’est pourquoi les accords fondamentaux auxquels on parvient dans cette situation initiale sont équitables. Tout ceci nous explique la justesse de l’expression « justice comme équité» : elle transmet l’idée que les principes de la justice sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable. Mais cette expression ne signifie pas que les concepts de justice et d’équité soient identiques, pas plus que, par exemple, la formule « la poésie comme métaphore » ne signifie que poésie et métaphore soient identiques.
La théorie de la justice comme équité commence, ainsi que je l’ai dit, par un des choix les plus généraux parmi tous ceux que l’on puisse faire en société, à savoir par le choix des premiers principes qui définissent une conception de la justice, laquelle déterminera ensuite toutes les critiques et les réformes ultérieures des institutions. Nous pouvons supposer que, une conception de la justice étant choisie, il va falloir ensuite choisir une constitution et une procédure législative pour promulguer des lois, ainsi de suite, tout ceci en accord avec les principes de la justice qui ont été l’objet de l’entente initiale. Notre situation sociale est alors juste quand le système de règles générales qui la définit a été produit par une telle série d’accords hypothétiques. De plus, si on admet que la position originelle détermine effectivement un ensemble de principes (c’est-à-dire qu’une conception particulière de la justice y serait choisie), chaque fois que ces principes seront réalisés dans les institutions sociales, les participants pourront alors se dire les uns aux autres que leur coopération s’exerce dans des termes auxquels ils consentiraient s’ils étaient des personnes égales et libres dont les relations réciproques seraient équitables. Ils pourraient tous considérer leur organisation comme remplissant les conditions stipulées dans une situation initiale qui comporte des contraintes raisonnables et largement acceptées quant au choix des principes. La reconnaissance générale de ce fait pourrait fournir la base d’une acceptation par le public des principes de la justice correspondants.
Aucune société humaine ne peut, bien sûr, être un système de coopération dans lequel les hommes s’engagent, au sens strict, volontairement si chaque personne se trouve placée dès la naissance dans une position particulière, dans une société particulière, et la nature de cette position affecte matériellement ses perspectives de vie. Cependant, une société qui satisfait les principes de la justice comme équité se rapproche autant que possible d’un système de coopération basé sur la volonté, car elle satisfait les principes mêmes auxquels des personnes libres et égales donneraient leur accord dans des circonstances elles-mêmes équitables. En ce sens, ses membres sont des personnes autonomes et les obligations qu’elles reconnaissent leur sont imposées par elles-mêmes.
Un des traits de la théorie de la justice comme équité est qu’elle conçoit les partenaires placés dans la situation initiale comme des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés. Cela ne signifie pas qu’ils soient égoïstes, c’est-à-dire qu’ils soient des individus animés par un seul type d’intérêts, par exemple la richesse, le prestige et la domination. C’est plutôt qu’on se les représente comme ne s’intéressant pas aux intérêts des autres. II faut faire l’hypothèse que même leurs buts spirituels peuvent être opposés, au sens où les buts de personnes de religions différentes peuvent être opposés. En outre, le concept de rationalité doit être interprété, dans la mesure du possible, au sens étroit, courant dans la théorie économique c’est-à-dire comme la capacité d’employer les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données. Je modifierai ce concept dans une certaine mesure, comme je l’explique plus loin […] mais il faut essayer d’éviter d’y introduire un élément éthique sujet à controverses. Quant à la situation initiale, elle doit être caractérisée par des stipulations largement acceptées.
[ … ]
Il n’en demeure pas moins que le problème du choix des principes est extrêmement difficile Je ne m’attends pas à ce que la réponse que je vais suggérer satisfasse tout le monde. Il vaut la peine de remarquer que, comme d’autres conceptions contractuelles, la théorie de la justice comme équité est constituée de deux parties : une interprétation de la situation initiale et du problème de choix qui s’y pose, et un ensemble de principes susceptibles d’emporter l’adhésion. On peut accepter la première partie de la théorie (ou une de ses variantes) sans accepter l’autre, et inversement. Le concept de situation initiale contractuelle peut paraître raisonnable même si l’on rejette les principes particuliers qui sont proposés. Bien entendu, je souhaite défendre l’idée que la conception la plus adéquate de cette situation conduit effectivement à des principes de la justice qui sont à l’opposé de l’utilitarisme et du perfectionnisme et que, par conséquent, la doctrine du contrat fournit une solution de rechange à ces conceptions. Cependant, cette affirmation reste discutable même si l’on concède que la méthode du contrat est une manière utile d’étudier des théories éthiques et d’exposer leurs présupposés.
La théorie de la justice comme équité est un exemple de ce que j’ai appelé une théorie du contrat. Le mérite de la terminologie du contrat vient de ce qu’elle transmet l’idée que les principes de la justice peuvent être conçus comme des principes que des personnes rationnelles choisiraient et qu’on peut ainsi expliquer et justifier des conceptions de la justice. La théorie de la justice est une partie, peut-être même la plus importante, de la théorie du choix rationnel. N’oublions pas, d’autre part, que les principes de la justice ont affaire à des revendications conflictuelles, portant sur les avantages acquis grâce à la coopération sociale ; ils s’appliquent aux relations entre plusieurs personnes ou groupes. Le mot « contrat » suggère cette pluralité ainsi que des conditions d’une répartition adéquate des avantages, à savoir qu’elle doit se faire en accord avec des principes acceptables par tous les partenaires. Une autre condition, celle du caractère public que doivent avoir les principes de la justice, est aussi connotée par la terminologie du contrat, c’est-à-dire que, si ces principes sont le résultat d’un accord, les citoyens ont connaissance des principes suivis par les autres. Il est caractéristique des doctrines du contrat qu’elles insistent sur la nature publique des principes politiques. Enfin, pour justifier cette terminologie, pensons à la longue tradition de la doctrine du contrat. Montrer les liens qui nous unissent à cette ligne de pensée aide à définir les idées – et s’accorde avec la piété naturelle. Il y a donc différents avantages à utiliser le terme de contrat ; si l’on prend les précautions nécessaires, il ne devrait pas nous induire en erreur.
Une dernière remarque, pour finir. La théorie de la justice comme équité n’est pas une théorie du contrat complète. En effet, il est clair que l’idée de contrat peut être étendue au choix d’un système éthique plus ou moins exhaustif, c’est-à-dire comportant des principes pour toutes les vertus et pas seulement pour la justice. Or, pour l’essentiel, je ne considérerai que les principes de la justice et ceux qui y sont étroitement liés. Je ne ferai aucune tentative pour discuter des vertus d’une manière systématique. Il est évident que si la théorie de la justice comme équité s’avère relativement satisfaisante, une étape suivante serait d’étudier la conception plus générale que suggère l’expression « le juste comme équité ». Mais, même cette théorie plus large ne réussit pas à englober toutes les relations morales, puisqu’elle n’inclut, semble-t-i1, que nos relations avec d’autres personnes, sans tenir compte du problème posé par notre comportement à l’égard des animaux et du reste de la nature. Je ne prétends pas que la notion de contrat offre une voie d’approche pour ces questions certainement très importantes et j’aurai à les laisser de côté. Nous devons donc reconnaître les limites de la théorie de la justice comme équité et du type général de conception qu’elle représente. Mais on ne peut, par avance, décider dans quelle mesure ses conclusions devront être révisées, une fois comprises ces autres questions.