La critique communautarienne du libéralisme
MICHAEL WALZER [1]
I
C’est bien connu, les modes intellectuelles sont un peu comme les modes en musique populaire ou en art ou comme la mode vestimentaire : elles n’ont qu’un temps. Mais il en est qui semblent réapparaître régulièrement. Tout comme les pantalons à plis ou les jupes courtes, ce sont les traits distinctifs et changeants d’un phénomène plus large et plus répandu – dans le cas de la mode, la façon de s’habiller. Elles ne durent pas longtemps mais réapparaissent de façon récurrente : on les sait passagères, on s’attend à ce qu’elles reviennent. On ne doit évidemment pas s’attendre à un futur où les pantalons auront toujours un pli et où les jupes seront à tout jamais courtes. Tout est dans la récurrence.
Bien qu’ayant une portée culturelle bien plus importante (infiniment plus importante ?), la critique communautarienne du libéralisme est un peu comme ces plis de pantalons : passagère, mais inéluctablement récurrente. Elle fait partie intégrante, quoique de manière intermittente, de la politique libérale et de l’organisation sociale. Son intérêt subsistera quels que soient les succès du libéralisme. En même temps, toute critique communautarienne, si pénétrante soit-elle, ne sera jamais rien d’autre qu’un trait passager du libéralisme. Un jour peut-être, de même qu’on est passé des culottes aristocratiques au pantalon plébéien, on assistera à une transformation plus radicale, qui rendra le libéralisme et sa critique tous deux hors de propos. Mais pour l’instant, je ne vois rien de semblable se produire et je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il nous faille l’espérer. Pour le moment, une telle critique récurrente n’est pas sans intérêt, même si ses acteurs n’ambitionnent que des victoires modestes et des assimilations partielles, disparaissant un temps lorsqu’on les rejette, les écarte ou les coopte, pour ensuite revenir à la charge.
Il est intéressant de comparer le communautarisme à la social-démocratie. Cette dernière a réussi à s’imposer de façon permanente aux côtés de et parfois même associée aux politiques libérales. La social-démocratie a ses propres critiques, essentiellement de type anarchiste et libertaire, qui reviennent périodiquement à la mode. Mais dans la mesure où elle encourage certains types d’identification communautaire, elle prête bien moins le flanc à la critique communautarienne que le libéralisme. Toutefois elle n’y échappe jamais entièrement, car libéraux et sociaux-démocrates souscrivent également à la croissance économique et font face, quoique de façon différente, aux formes de déracinement social qui résultent de cette croissance. La place qu’occupe la communauté elle-même au sein de la société moderne est essentiellement d’ordre idéologique ; elle n’a pas ses propres critiques récurrentes. Ne jouissant plus d’une présence forte, elle n’est à la mode que par intermittence, et on ne la critique que lorsqu’elle est à la mode la critique communautarienne n’en est pas moins influente.
Referait-elle périodiquement surface si elle n’était capable d’impressionner nos esprits et d’affecter nos sentiments ? Dans cet article, je compte étudier la portée de cette critique telle qu’elle existe en Amérique aujourd’hui. Je présenterai ensuite ma propre version – moins puissante peut-être que celles dont je vais parler pour commencer, mais plus susceptible de trouver sa place dans le cadre de la politique libérale (ou sociale-démocrate). Mon but n’est certes pas d’enterrer le communautarisme – je ne m’en sens pas la capacité – mais j’aimerais qu’il réapparaisse sous une forme plus cohérente, plus incisive qu’aujourd’hui. Le problème de la critique communautarienne aujourd’hui- je ne suis pas le premier à le souligner – est qu’elle oppose au libéralisme deux arguments différents, et profondément contradictoires. Le premier s’attaque essentiellement à la pratique libérale, le second vise avant tout la théorie libérale, mais ils ne peuvent être vrais en même temps. Il se pourrait que chacun soit partiellement juste – c’est bien cette validité partielle que je vais souligner – mais chaque argument, dans la mesure même où il est correct, sape la valeur de l’autre.
II
Le premier argument affirme que la théorie politique libérale reflète fidèlement la pratique sociale libérale. Comme si la théorie marxiste de l’idéologie comme reflet était littéralement vraie, et qu’on en avait ici un exemple, les sociétés occidentales contemporaines sont censées être la patrie d’individus radicalement isolés, d’égotistes rationnels, et d’agents existentiels, d’hommes et de femmes protégés, et en même temps divisés, par leurs droits inaliénables. Le libéralisme dit la vérité sur cette société asociale engendrée par les libéraux – en fait, engendrée non pas ex nihilo, comme le suggère leur théorie, mais à travers un combat contre les traditions, les communautés et les autorités, que l’on oublie dès qu’on leur échappe, de sorte que les pratiques libérales semblent ne pas avoir d’histoire. Le combat lui-même est célébré rituellement, mais fait rarement l’objet d’une réflexion. Les membres d’une société libérale ne partagent aucune tradition politique ou religieuse ; ils ne peuvent que raconter une seule histoire à leur propre propos : l’histoire de la création ex nihilo, qui débute dans l’état de nature ou la position originelle. Chaque individu s’imagine être absolument libre, désengagé et seul. Puis il entre dans la société et en accepte les obligations, uniquement dans le but de minimiser les risques qu’il court. Son but est la sécurité, et la sécurité, comme l’écrit Marx, est «l’assurance de son égoïsme». Et tel qu’il s’imagine, tel il est réellement, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, entièrement préoccupé de ses intérêts personnels et agissant selon sa fantaisie privée ( … ) Le seul lien entre les hommes est la nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé [2]. (j’ai utilisé des pronoms masculins pour que mes phrases concordent avec celles de Marx. Mais il serait intéressant de poser la question, que l’on n’abordera pas ici, de savoir si cette première critique communautarienne parle de l’expérience des femmes: ne sont-elles liées les unes aux autres que par la nécessité et l’intérêt personnel ?)
Les écrits du jeune Marx illustrent l’une des premières expressions de la critique communautarienne, et sa remarque, qui date de 1840, garde aujourd’hui toute sa pertinence. Lorsqu’il décrit l’incohérence de la vie intellectuelle et culturelle moderne et la perte de capacité narrative, Alasdair MacIntyre fait la même réflexion, en un langage réactualisé et théorique (MacIntyre, 1981). Mais la seule théorie dont ait besoin la critique communautarienne du libéralisme, c’est le libéralisme lui-même. Les critiques peuvent se contenter, du moins l’affirment-ils, de prendre la théorie libérale au sérieux. Il suffit d’évoquer l’autoportrait de l’individu constitué uniquement par son désir obstiné, libre de tout lien, sans valeur partagée, sans engagement, coutumes ou traditions (sans yeux, sans dents, sans goût, sans rien) pour le discréditer: il y a déjà là absence concrète de toute valeur. Quelle peut être la vie réelle d’un tel individu? Imaginez-le essayant de maximiser ses utilités : pour la société, cela signifie la guerre de tous contre tous, la foire d’empoigne qui nous est familière, où, ainsi que l’écrivait Hobbes, il n’y a «d’autre but, d’autres lauriers que d’être le premier »2[3]. Imaginez-le jouissant de ses droits: la société se réduit à la coexistence de sujets (selves) isolés, car, selon cette première critique, les droits libéraux ont plus à voir avec « l’exit » que la «voix» (cf Hirschman, 1970). Ces droits se concrétisent dans la séparation, le divorce, le retrait, la solitude, la vie privée et l’apathie politique. Enfin, le fait même que la vie de l’individu puisse être décrite en faisant appel à ces deux langages philosophiques (le langage des biens de consommation et celui des droits) démontre mieux encore, selon MacIntyre, l’incohérence du libéralisme : dans une société libérale, les hommes et les femmes n’ont plus accès à une culture morale unique qui leur permettrait d’apprendre comment vivre (MacIntyre, 1981, chap. II et XVII). Il n’y a ni consensus ni débat public sur la nature même de la vie bonne, d’où le triomphe du caprice personnel, mis en évidence, par exemple, dans l’existentialisme sartrien, qui est le reflet idéologique du caractère capricieux de la vie quotidienne.
Nous, libéraux, sommes libres de choisir, et nous avons le droit de choisir ; mais aucun critère, si ce n’est notre interprétation toute personnelle de nos propres désirs et intérêts, ne nous aide à guider nos choix. Nos choix manquent de ce fait de cohérence et de logique. Nous arrivons à peine à nous rappeler ce que nous avons fait la veille ; nous ne pouvons dire avec certitude ce que nous ferons demain. Nous ne pouvons pas correctement rendre compte de nous-mêmes. Nous ne pouvons nous asseoir ensemble pour raconter des histoires intelligibles, et nous ne nous reconnaissons dans les récits que nous lisons que lorsqu’ils sont fragmentés et sans intrigue, des équivalents littéraires de la musique atonale ou de l’art non figuratif.
Vue sous l’angle de cette première critique communautarienne, la société libérale est la fragmentation mise en pratique; et la communauté est son contraire absolu, la patrie de la cohérence, des liens interpersonnels, et de la capacité narrative. Mais ce qui m’intéresse ici, ce sont moins les différentes descriptions que l’on pourrait faire de ce Paradis perdu que l’accent mis sur la réalité de la fragmentation qui succède à cette perte. C’est le thème repris par tous les communautariens contemporains: la complainte néo-conservatrice, les mises en accusation néo-marxistes, la sinistrose néo-classique ou républicaine. (Le recours au préfixe « néo » souligne une fois de plus le caractère intermittent ou récurrent de la critique communautarienne.) Il me semble que c’est un thème épineux, car si l’argument sociologique de la théorie libérale est correct, si la société s’est en fait décomposée, sans reste, en une coexistence problématique d’individus, nous pouvons supposer que la politique libérale est la mieux armée pour faire face aux conséquences problématiques de cette décomposition. S’il s’agit de créer une union artificielle et anhistorique d’une multitude de sujets isolés, pourquoi ne pas prendre comme point de départ conceptuel l’état de nature ou la position originelle? Pourquoi n’accepterions- nous pas, à la manière libérale habituelle, que la justice procédurale prenne le pas sur toute conception substantielle du bien, puisque, étant donné notre fragmentation, nous ne pouvons nous attendre à nous mettre d’accord sur ce qu’est le bien? Michael Sandel s’interroge: une communauté qui donne la priorité à la justice peut-elle jamais être plus qu’une communauté d’étrangers]? La question est intéressante, mais la question inverse est plus directement pertinente: s’il est vrai que nous sommes une communauté d’étrangers, que pouvons-nous faire d’autre que de donner la priorité à la justice ?
III
La seconde critique communautarienne du libéralisme nous tire de ce raisonnement, par ailleurs entièrement plausible. Elle soutient que la théorie libérale mésinterprète radicalement la vie réelle. Le monde n’est et ne saurait être ainsi. Ces hommes et ces femmes libérés de tout lien social, littéralement désengagés, seuls et uniques inventeurs de leur propre vie, dénués de critère ou de modèle commun qui les guident dans cette invention, ce sont des figures mythiques. Comment les membres d’un groupe peuvent-ils être étrangers les uns aux autres, alors que chacun est issu de parents, et que ces parents ont des amis, des proches, des voisins, des camarades de travail, des coreligionnaires, et des concitoyens – tous liens qui sont non tant choisis que transmis et hérités? Le libéralisme a beau souligner l’importance de liens pure- ment contractuels, il est évidemment faux de suggérer, comme semble parfois le faire Hobbes, que tous nos liens ne seraient que des « amitiés mercantiles », de nature volontariste et intéressée, qui ne pourraient survivre aux avantages qu’ils procurent [4]. Le propre de toute société humaine est que les individus qui y sont élevés se trouvent engagés dans des réseaux de relations, des réseaux de pouvoir, et des communautés de sens. C’est cette propriété de pouvoir être engagé qui en fait des personnes d’un certain type. Ce n’est qu’alors qu’ils peuvent faire d’eux-mêmes des personnes d’un genre (marginalement) différent en réfléchissant à ce qu’ils sont et en agissant de manière plus ou moins différente à l’intérieur des limites définies par ces schémas, ces réseaux et ces communautés qui sont, bon gré mal gré, les leurs.
En
substance, la deuxième critique affirme que la structure profonde de la société
libérale elle-même est en fait communautaire. La théorie libérale déforme cette
réalité. Dans la mesure où nous adhérons à cette théorie, nous sommes dépossédés de tout accès aisé à notre propre expérience
d’appartenance communautaire. Selon le raisonnement des auteurs de Habits oJ the Heart, la rhétorique libérale
limite notre compréhension des habitudes de notre propre cœur, et ne nous
fournit pas les moyens de formuler les convictions qui nous constituent en tant
qu’individus et qui nous lient à d’autres personnes à l’intérieur d’une communauté (Bellah et al., 1985,21,290; cf le
commentaire de Rorty, 1991, n. 12). Ce que l’on présuppose ici, c’est que nous
sommes en fait des personnes et que nous sommes en effet liés les uns aux
autres. L’idéologie libérale du séparatisme ne peut nous enlever notre qualité
de personne ni nos liens ; ce dont elle nous prive, c’est de la conscience que nous avons de
notre personne et de nos liens. Cette dépossession se reflète ensuite dans la
politique libérale. Elle explique notre incapacité à former des solidarités
solides, des mouvements et des partis stables, qui rendraient nos convictions
profondes tangibles et efficaces. Elle explique aussi notre totale dépendance
(que Hobbes annonce avec clairvoyance dans Léviathan) à l’égard de l’État
central. Mais comment doit-on comprendre cette rupture entre l’expérience
communautaire et l’idéologie libérale, entre conviction personnelle et
rhétorique publique, entre les liens sociaux et l’isolement politique? Les
critiques communautariennes du second type n’abordent pas cette question. Si la
première critique repose en effet sur une théorie marxiste vulgaire de la
réflexion, la seconde se fonde sur un idéalisme tout aussi vulgaire. Peu de
théories dans l’histoire humaine se sont vu octroyer le pouvoir de dominer et
de combattre la vie réelle que l’on semble accorder aujourd’hui à la théorie
libérale. On ne l’a clairement pas accordé à la théorie communautarienne qui ne
peut, selon le premier argument, triompher de la réalité du séparatisme libéral
ni, selon le second argument, évoquer les structures déjà existantes du lien
social. De toute manière, les deux arguments critiques sont contradictoires
entre eux: ils ne peuvent être vrais en même temps. Le séparatisme libéral doit
soit représenter soit déformer les conditions de la vie de tous les jours. Il
se peut évidemment qu’il fasse un peu les deux (c’est la confusion habituelle),
mais d’un point de vue communautarien, cette conclusion laisse à désirer. Car
si la description de la dissociation et du séparatisme était – fût-ce
partiellement – juste, il nous faudrait soulever la question de la profondeur,
si l’on peut s’exprimer ainsi, de la structure profonde. Et s’il est vrai que
nous sommes tous, jusqu’à un certain point, des communautariens dans l’âme,
l’incohérence sociale telle qu’on la dépeint perd alors tout impact critique.
[1] M. Walzer (1990), The Cornrnunitarian Critique ofLiberalism, Political Theory, 18,6-23.
[2] 1. Karl Marx, On the Jewish Question, dans Early Writings, éd. par T. B. Bottomore, Londres, C. A. Watts, 1963, 26.
[3] Thomas Hobbes, The Elements of Law, 1″ partie, chap. 9, § 21. J’ai remarqué que les deux écrivains favoris des critiques communautariens de ce premier type sont Hobbes et Sartre. Est-il possible que ce soient ces deux auteurs qui révèlent le mieux l’essence du libéralisme, eux qui n’étaient pas des libéraux du tout dans l’acception habituelle de ce terme?
[4] Thomas Hobbes, De cive, éd. par Howard Warrender, Oxford, Oxford University Press, 1983, 1″ partie, chap. 1.