Histoire de la sorcellerie
(Extraits)
INTRODUCTION
Que la sorcière ait une histoire, on ne s’en préoccupe guère le plus souvent. Réduite à une image caricaturale, ce qu’on prétend en savoir suffit à faire frissonner ou phantasmer, quand elle ne fait pas tout simplement sourire.
Personnage maléfique inventé de toutes pièces, la sorcière chevauchant son balai parcourt l’espace et le temps et, lorsque cessent ses courses effrénées, elle fait place à une femme vieille et laide, au regard menaçant qui, devant son chaudron, surveille d’horribles préparations, entourée de ses animaux favoris : chat noir, chauve-souris, chouette, crapaud. Alors, quelques réminiscences de terrifiants récits viennent compléter un triptyque dont le dernier panneau révèle la triste fin dans le feu des grands bûchers. Mais il ne lui suffit pas d’avoir été livrée à ses bourreaux, il faut encore que dans une vie posthume elle soit abandonnée à d’autres, à tous ceux qui, trouvant en elle une source inépuisable de fantastique, la jettent en pâture aux amateurs d’émotions fortes.
C’est que la sorcellerie présente un énorme avantage : puisque tout y devient possible, même le plus invraisemblable, on peut tout en dire et n’importe quoi. Si bien que parodiant Russell, on pourrait affirmer qu’il en va des agissements des sorcières comme des mathématiques : « On ne sait jamais de quoi l’on parle ni si ce que l’on dit est vrai », à cette différence près qu’ici, cela n’a guère d’importance. Et parce que la sorcière semble échapper à tout discours scientifique, elle est à nouveau irrémédiablement condamnée à n’être qu’un ramassis informe que le vent cette fois ne vient pas disperser et dont les plus sensés au mieux se détournent avec dédain. La sorcière est alors renvoyée au monde obscur des sombres superstitions médiévales, dont il n’y a de toute façon rien à dire… Voire.
Ignorée la sorcière de l’Antiquité, Médée, même pour les amateurs d’opéra, évoque en effet davantage la fureur sanguinaire de la femme jalouse que la magicienne, et, comme en dehors d’elle rien n’émerge de ce lointain passé, on n’est guère avancé. Ignoré le Moyen Âge lui-même, un millénaire de l’histoire des hommes est ramené à une masse confuse et statique, dont ne subsistent que quelques figures et quelques faits épars dans un monde sombre et intolérant qui renvoie au néant l’extraordinaire richesse dont pourtant il a su faire preuve. La sorcière alors peut bien prendre place entre les sorcières de Shakespeare et ces illuminés de tous les temps qui voyaient Dieu, tandis que du XVIIe siècle resurgissent les messes noires, et qu’en cherchant un peu, un folklore riche en anecdotes nous permet d’apprendre au passage que la Bretagne ou l’Écosse sont des terres de sorcellerie dont les landes sont surpeuplées la nuit de fées, de lutins et de sorcières.
Des vérités éparses n’ont jamais fait la vérité. C’est même à partir de vérités éparses que se construisent les pires erreurs, ou, plus grave, les préjugés. Alors, tentons de remettre les choses à leur place.
Le Moyen Âge a peu brûlé, il a, disons plutôt, cherché à savoir si la sorcière était combustible. Il a codifié, c’est déjà beaucoup, et cette sorcière-là existait à coup sûr, du moins dans l’esprit des inquisiteurs. C’est le XVIe siècle, si brillant en apparence, qui a peut-être été la pire époque d’obscurantisme, et le XVIIe siècle n’a pas eu grand-chose à lui envier, lui qui a condamné Galilée et l’a contraint à abjurer contre toute logique, ce qui, après tout, était un sort plus enviable que de finir grillé avec ses livres. Là prend place l’époque la plus tragique, et si quelques-uns comprendront plus vite que les autres l’aberration d’une telle persécution, en maints endroits les bûchers flamberont encore au XVIIIe siècle, jusqu’à ce qu’enfin partout un terme soit mis à trois cents ans de folie persécutrice. Satan, sorciers et sorcières mèneront désormais grand sabbat dans des œuvres littéraires où la sorcellerie fera figure de style. Vision tout intellectuelle à côté de laquelle le maléfice pourtant trouvera encore sa place dans des comportements qui subsistent aujourd’hui encore, tandis que le développement des sectes les plus diverses se charge de mettre en évidence que l’irrationnel est loin d’être déraciné.
De l’Antiquité à nos jours, la sorcellerie en Occident revêt une multitude de visages, dont la sorcière constitue un phénomène particulier, ce qui explique la place que nous lui accorderons. Du paganisme au christianisme, une modification importante s’est produite, où magie, religion et superstition ont vu leurs rapports se modifier. Des magiciennes de l’Antiquité à la sorcière des Temps modernes, du glissement de la magie à la sorcellerie, à leur assimilation définitive, que s’est-il passé? Comment, pourquoi, la femme s’est-elle soudain changée en sorcière? Par quels processus en est-on arrivé aux grands bûchers, et comment la sorcière s’est-elle ensuite perpétuée? Autant de questions qui ont guidé ce travail. […]
Parler de la sorcière ne suppose cependant pas que l’on exclue les hommes. D’abord parce que de tout temps magiciens et sorciers ont existé à côté des sorcières et que la similitude de leurs pratiques, comme leur spécificité propre, ne sauraient être passées sous silence; ensuite parce que l’extraordinaire ampleur de la répression aux XVIe et XVIIe siècle ne peut être vraiment saisie qu’en prenant en considération tous ceux qui en furent victimes. Or si statistiquement les femmes furent davantage concernées, les hommes, les enfants même, le furent aussi et cela, il est impossible de le taire. Mettre l’accent sur la sorcière ce n’est donc pas la faire exister seule. Elle s’inscrit dans l’histoire de la magie et de la sorcellerie à côté de tous ceux qui y participent et d’un ensemble de croyances où elle puise son sens. L’oublier ne serait que partialité au détriment de l’histoire. […]
L’ANTIQUITÉ
C’est de la « magicienne » que parlent les textes grecs et latins, dans un vocabulaire qui nous apparaît insuffisant dès lors que l’on s’obstine à y projeter nos propres valeurs.
Magicienne est Circé, tout comme Médée aussi est magicienne. Et pourtant, doublement sœurs, elles n’en sont pas moins deux images opposées de la femme. À l’une appartient le charme, la douceur, la séduction. À l’autre l’intensité dramatique où puise la passion. L’une peut connaître la pitié et se laisser fléchir, l’autre ne connaît que le désir aveugle et la vengeance dans laquelle la déception vient s’abreuver de la haine qui l’anime.
Circé se fait guide d’Ulysse et de ses hommes parmi tous les dangers, même dans les enfers. Médée renvoie tous ceux qui l’approchent à leur perte et se perd avec eux. Des breuvages de Circé naît l’oubli où le temps s’estompe. Omniprésent chez Médée, le passé déjà contient tout l’avenir, tandis que, par une effrayante fatalité, celle qui en tisse la trame ne parvient pas à en infléchir le cours. Tous les actes de Circé sont empreints de subtilité, de la légèreté même que leur confère la baguette magique lorsqu’elle métamorphose en effleurant, et tout cela n’a rien à voir avec les sombres artifices et les terribles imprécations de Médée, comme n’ont rien à voir non plus les rets dans lesquels elles enserrent ceux qu’elles veulent prendre. À Circé qui garde sous le charme et sait le moment venu rendre la liberté s’oppose Médée qui ordonne, asservit et foudroie. Toutes deux cependant sont magiciennes, mais à l’image enjôleuse de l’enchanteresse s’oppose l’image maléfique de celle qui donnera naissance à la sorcière. Force nous sera donc d’employer le vocabulaire qui convient.
Faire de Médée une sorcière ne « passe pas ». Ne pas en parler, c’est oublier qu’en elle cependant sont contenues toutes les pratiques de la sorcière, mais force est aussi de constater que bien d’autres que nous ne craignons pas de nommer sorcières n’en demeurent pas moins « magiciennes » pour les Anciens. L’explication réside alors tout entière dans le sens même qu’ils conféraient au mot « magie ». Reflet de toute une culture, celle-ci s’inscrit au sein d’une multiplicité d’éléments qui en sont inséparables, où la mythologie, la religion et ce que nous nommons superstitions demeurent étroitement liées. […]
LE DIABLE
Le diable n’est pas tout le christianisme, comme l’a dit voltaire, mais il en est en tout cas partie intégrante, puisque deux dogmes fondamentaux lui sont liés : dogme du péché originel et, par voie de conséquence, dogme de la rédemption.
Le péché originel, en chassant l’homme du paradis terrestre, le laisse livré à lui-même, libre certes, mais en proie à l’angoisse devant les choix et les conséquences inhérents à l’exercice même de cette liberté. Or, ce n’est pas seulement d’angoisse métaphysique qu’il s’agit ici, car dans une perspective religieuse l’homme tiraillé entre le bien et le mal, entre ses bons et mauvais penchants joue par ses choix son éternité. Lui seul se sauve ou se damne et, si le diable est là, constamment présent, tentateur, séducteur, pour inciter à la facilité, la vigilance s’impose.
De la capacité à résister à la tentation, ou de la force du repentir (dernière chance offerte à l’homme), découle alors l’issue éternelle, enfer ou paradis, en attendant que naisse au XIIe siècle le purgatoire, étape intermédiaire et consolatrice (malgré l’infernalisation vers laquelle il tendra finalement), car les souffrances, si terribles soient-elles, auxquelles les âmes seront alors soumises déboucheront du moins sur le salut, la béatitude éternelle.
Si le Moyen Âge plus qu’aucune autre époque a accordé au diable une place prépondérante, il ne saurait pourtant se réduire à ce monde d’obscurantisme que l’on a si souvent décrit. Au contraire, c’est un monde en pleine évolution qui se révèle, monde qui se cherche, monde étrangement ouvert à toutes les questions, dont le XIIIe siècle sera intellectuellement l’âge d’or, monde en marche qui ne se contente pas du seul voyage de la pensée mais se tourne vers de nouveaux horizons à explorer, monde de contradictions aussi, entravé par les normes qu’il s’est lui-même données, prisonnier de ses convictions et finalement terrassé par un contexte apocalyptique dont il ne saura pas faire un renouveau, incapable de se dépasser, laissant à d’autres le soin de créer de nouvelles valeurs.
Globalement cependant, ce qui frappe dans toute cette époque, c’est la faculté d’émerveillement de l’homme, au sens propre comme au figuré, à la fois fraîcheur et naïveté que les moments les plus sombres du Moyen Âge finissant ne feront jamais totalement disparaître, mais aussi faculté de voir partout des « merveilles », de ne s’étonner de rien, le merveilleux en tant qu’extraordinaire venant imprégner la réalité quotidienne pour lui donner une nouvelle vie en la parant d’une richesses insoupçonnée. Or le merveilleux réside aussi dans la croyance naïve, dans une foi tellement spontanée et sûre d’elle qu’elle fait partie de l’homme. De là cette tendance à côtoyer le surnaturel. Dieu, le Christ, la Vierge, les saints sont partout en ce monde qui croit aux miracles. Mais si l’homme du haut Moyen Âge se contente d’une foi simple et confiante, quelques fois même un peu païenne dans son rapport avec la nature, au fur et à mesure qu’on avance dans le temps l’inquiétude surgit, la sérénité confiante est troublée par le diable livrant bientôt l’homme au déchaînement du surnaturel, dans une lutte opposant ici-bas anges et démons et entre lesquels il se trouve pris.
Le diable, personnage plutôt débonnaire durant tout le haut Moyen Âge, dont d’ailleurs on parle peu, n’inquiète guère. Pendant longtemps encore, il continuera de se cacher sous des allures bouffonnes, tels ces diables pourtant cités dans un procès de sorcellerie, qui sous la conduite de leurs capitaines Tahu et Gorgias troublaient la vie d’un couvent et avaient noms : Pantoufle, Courtaulx (nom d’un instrument de musique), Mornifle (d’un jeu de cartes); ou ce diable dont nous parle Césaire de Heisterbach dans un de ses dialogues, et qui, serviteur idéal, sauve son maître et la femme de celui-ci puis, sommé de dire qui il est, demande pour toute récompense cinq sous d’or à employer pour acheter une cloche à l’église du village.
Le diable est encore celui qui espère se racheter, celui aussi qui intervient dans de nombreuses légendes médiévales, et qui, trompeur par nature, se laisse facilement berner, tandis que, justicier, il devient la terreur des marchands qui cherchent à tromper leurs clients, car il pourrait bien par représailles leur jouer quelque mauvais tour. Souvent grotesque, apparenté aux satyres, le diable n’appartient pas encore à la tragédie. Tout au plus à cette époque exerce-t-il une fonction de rappel à l’ordre. Reflet des tendances contradictoire mais normales qui existent en l’homme, puisque l’homme ne saurait être parfait, il n’est pas encore le représentant de ses angoisses profondes. Par-ci, par-là, transparaît bien une certaine crainte, mais elle est davantage à rechercher du côté des doctes théologiens, ou des autorités qui, associées à l’Église, cherchent à combattre les superstitions.
À partir du XIe siècle une nouvelle tendance se dessine, le diable symbolisant le traître, le vassal félon fait son apparition. Une image concrète commence à s’ébaucher : il apparaît aux hommes, on le voit, on le décrit. C’est alors que se produit en Occident la « première grande explosion diabolique » dira J. Le Goff, « Satan aux yeux rouges, aux cheveux et aux ailes de feu de l’Apocalypse ». Mais la grande peur viendra plus tard, au XIVe siècle. En Attendant, son image se précise, séducteur, persécuteur, tentateur par excellence, il effraie; ses méfaits obsèdent l’homme, qui tend peu à peu à le voir partout, d’où la hantise du péché, et la suite logique que nous évoquions plus haut, la hantise de la mort liée au Jugement dernier. Au fur et à mesure que l’on avance dans le Moyen Âge, on va le retrouver dans tous les écrits, dans toute la littérature, profane et religieuse, les semons, et au théâtre.
Le personnage se structure, on lui prête toutes sortes de visages que l’iconographie traduit; on lui donne des noms que lui-même parfois révèle; on s’interroge sur son personnel, sur son domaine, les lieux où il se complaît, sur ses capacités, l’ensemble contribuant à conférer au diable une fonction précise : effrayer pour inciter au bien afin d’éviter l’enfer. Reflet de toutes les peurs, de tous les phantasmes, d’une société malade, il deviendra bientôt la cause de tous ses maux et sera tout naturellement associé à la femme, elle-même liée au péché originel.
Elle va devenir la sorcière, inquiétante, dangereuse, maléfique, tandis qu’autour d’elle se constituera un véritable culte du diable que le Malleus, en codifiant, achèvera de corroborer, ouvrant ainsi la porte aux grands bûchers des XVIe et XVIIe siècle. […]
L’HÉRÉSIE
Au sens strict, le mot hérésie implique tout crime commis contre la foi, toute croyance contraire.
Jusqu’au XIe siècle, on avait parlé de païens plutôt que d’hérétiques. Pourtant, dès ses débuts, l’Église s’était heurtée à eux. Ils avaient pris au cours des siècles de multiples formes, ils étaient même légions, nous le verrons. Au fur et à mesure, elle avait condamné, mais cela ne touchait après tout que ceux qui étaient directement concernés, pas les masses, d’autant que l’on se perdait souvent dans des considérations doctrinales fort complexes qui avaient peu de chance de mobiliser les foules. Une hérésie cependant dominait toutes les autres : le manichéisme. Sous des formes multiples, il devait rester tout au long du Moyen Âge l’hérésie majeure. S’il venait d’Orient, il correspondait aussi à une attitude naturelle de l’homme païens qui faisait du monde le lieu de forces opposées. De cette opposition entre un principe du Bien et du Mal dérivait spontanément celle de Dieu et du diable. On s’était bien évertué à apporter des précisions, mais on avait beau répéter que le diable restait sous la dépendance de Dieu, on ne lui en prêtait pas moins une puissance largement équivalente. Tant qu’on ne lui avait pas accordé trop d’importance, on n’avait vu là qu’un reste de paganisme mais les choses changeaient et, comme on en parlait de plus en plus, cela évidemment n’arrangeait rien.
L’an mil n’avait peut-être pas connu la grande terreur apocalyptique qu’on lui prêtera plus tard, mais il avait tout de même connu la peur. Des « prodiges » de toutes sortes s’étaient manifestés : comètes, éclipses, combats d’étoiles, monstres, épidémies et famines. Tout cela à coup sûr n’annonçait rien de bon, d’autant que l’hérésie avait refait surface; hérésie manichéenne au demeurant. L’Église et l’État n’avaient pas lésiné. En 1022, à Orléans, on avait brûlé, sans scrupule et en toute bonne conscience, d’autant plus d’ailleurs que l’on avait de bonnes raisons politiques… quoi qu’il en soit, l’hérésie était bien une réalité; alors n’était-ce pas une manifestation de Satan ici-bas? Peut-être l’annonce de temps plus terribles? Ils allaient l’être en effet.
Pour l’instant, ces hérésies prenaient une forme nouvelle. Elles étaient des hérésies populaires. Phénomène de contestation qui prenait naissance en même temps qu’un ordre nouveau dont certains se sentaient d’une manière ou d’une autre exclus, elles véhiculaient des rêves de compensation, l’espérance de temps meilleurs. Mais si cet aspect touchait essentiellement les marginaux qui viendraient, par exemple, grossir les rangs de la croisade des pauvres, parallèlement une autre contestation se faisait jour qui puisait ses sources dans la décadence de la papauté et les abus du clergé. Elle remettait l’Église en question, l’ébranlait même si bien que des dissidences internes surgissaient dont elle ne sortirait que de justesse. Ces hérétiques-là étaient d’autant plus inquiétants que leurs valeurs portaient atteinte à une organisation sociale dont l’Église était le fondement et leurs propos étaient infiniment plus cohérents que ceux des « illuminés déçus » précédemment évoqués. Ces derniers fanatisaient, ils voulaient détruire, mais n’offraient en reconstruction que des chimères. Les autres pouvaient séduire ou convaincre, ils n’en exerçaient pas moins une dangereuse influence qui sapait plus sûrement les bases du système qu’ils condamnaient. Dans un cas comme dans l’autre, la répression s’imposait et donnait naissance à un nouveau discours. De la suspicion naissait le refus de la différence derrière laquelle se profilait le diable mais, les mots ne suffisant plus, on s’orientait vers une juridiction permettant d’en venir aux actes. […]
LE RÔLE DU CONTEXTE
Aux XIVe siècle et au XVe siècles, quel qu’ait été l’intérêt des autorités à mettre l’accent sur la magie, cela ne suffit pas à expliquer le développement considérable qu’elle connut, et c’est aussi dans le contexte même du monde médiéval qu’il faut en rechercher la cause.
La science, limité de toute façon, ne progresse pas parce qu’elle fait peur. Toute connaissance reste essentiellement empirique, toute tentative d’explication révèle un anthropomorphisme évident, et finalement le souci de ne rien laisser au hasard, de donner un sens à tout ne se satisfait qu’en se tournant vers les puissances surnaturelles (divines ou démoniaques).
En voulant faire de la science un système achevé, la pensée médiévale allait à l’encontre de la véritable connaissance. Désirant faire du monde un tout harmonieux, elle s’appuyait sur un raisonnement par analogie unissant « le ciel, la terre et l’homme en une sorte de triangle universel », écrit Bachelard. Or « est-il besoin d’ajouter que ces analogies ne favorisent aucune recherche? Au contraire, elles empêchent toute curiosité homogène qui donne la patience de suivre un ordre de faits bien définis ». Soucieuse de belles constructions, elle s’est enfermée dans ses préjugés, elle n’a pas su se libérer de « l’obstacle épistémologique » et plus précisément de « l’obstacle animiste » que constituent les images et la pensée magique. En s’efforçant constamment de retourner à l’origine des choses pour les comprendre, en recherchant dans l’étymologie ce qui dans le nom doit rendre compte de la chose, elle a établi des rapports de signification et de finalité là où il fallait chercher des rapports de causalité; elle a mis l’accent sur un symbolisme conférant à chaque chose valeur de signe, contribuant ainsi au développement des superstitions.
Ne disposant que de moyens déductifs, ignorant l’expérimentation, connaissant à peine l’expérience et l’analyse, incapable de se dégager du témoignage des sens, d’aller au-delà de l’apparence, la science scolastique s’est bornée à un discours bien construit, suppléant ainsi à l’incohérence avec laquelle le donné s’offrait à elle.
Entravée par la foi, la raison ne pouvait parvenir à une réelle indépendance; incapable de « connaître », purement théorique, la pensée médiévale est restée stérile. D’Où un certain nombre de conséquences pratiques. Ses explications ne débouchent sur aucun moyen concret et la physique, embarrassée de considérations métaphysiques, ne permet aucune transformation matérielle notable. L’ensemble des techniques restant extrêmement rudimentaire, le contexte économique s’en ressent évidemment et l’homme demeure tributaire d’un environnement qu’il ne maîtrise pas.
Démuni face à son environnement, l’homme l’est tout autant face à lui-même. Devant une médecine impuissante à comprendre comme à soigner, c’est dans l’influence des planètes sur la nature humaine que l’on cherche une explication. Médecin et astrologue ne font souvent qu’un. Pour décider du moment à choisir pour administrer une potion, entreprendre une saignée ou un clystère, seules opérations que connaît cette médecine essentiellement purgative (pour laquelle purger, il est vrai, est aussi purifier dans une société qui associe la maladie et le péché), c’est aux astres que l’on se fie. Ils finissent par avoir une « action réelle », « matérielle », et c’est d’ailleurs cette surdétermination qui donnera naissance à toutes les attaques dont l’astrologie sera l’objet. Ainsi, « à tout moment, les preuves sont transposées […]. On croyait ausculter un malade, c’est la conjonction d’un astre qui influe sur le diagnostic », et c’est encore à une mauvaise conjonction des planètes que l’on imputera la peste noire. […]
On use des talismans les plus divers : ambre, pierres précieuses, drogues, parfums hors de prix prétendument dotés de vertus particulières. On ramène même au rang d’amulettes les images des saints protecteurs, dont chacun a sa spécialité.
L’Église d’ailleurs accentue une telle attitude. Sa méfiance envers la médecine (à deux reprises, en 1139 et en 1215, elle en interdira l’exercice aux clercs), son rejet de toutes explication rationnelle de la maladie, au profit d’une explication par le mal et le péché, empêchent de connaître d’autres moyens thérapeutiques que l’exorcisme et l’invocation des saints. La théologie, « unique science qui commande aux autres », domine tout. Ramenée au niveau des masses, la religion devient superstition.
Enfin, quand le ciel s’avère impuissant, pourquoi ne pas tenter autre chose, quitte à se tourner vers les puissances infernales? […]
L’ATTITUDE DES MASSES
Dans un monde où le surnaturel est partout, le moindre événement, le moindre fait, le moindre comportement sortant de la norme peut devenir objet de méfiance et de suspicion, et cela entre pour une grande part dans les accusations de sorcellerie issues des masses.
De façon générale en effet, on se méfie de tout. Puisque rien n’arrive sans cause, tout ce qui semble incompréhensible trouve une explication dans quelque processus magique. Une mort imprévue, par exemple, est aussitôt associée à un maléfice tandis que de là dérivent toutes les croyances concernant la possibilité d’une vengeance posthume. On établit un rapport de causalité entre un phénomène anormal (tempête, orage) ayant des conséquences importantes et l’arrivée de quelqu’un de nouveau, comme on peut aussi accuser celui qui échappe à quelque malheur collectif.
On se méfie de tout ce qui est inhabituel : animaux de taille exceptionnelle, comportant quelque bizarrerie. Certaines plantes également sont suspectes, soit par les anomalies qu’elles présentent, soit par les analogies que l’on peut établir à partir de leur apparence, ou encore parce que leur rôle dans certaines préparations magiques comme le lieu où elles poussent (cimetière, au pied d’une potence) leur confèrent une connotation néfaste.
On se méfie de certaines ombres car on n’est pas sans savoir le rôle qu’elles jouent dans les évocations magiques. Mais on oublie que l’hydromancie chargée de les faire apparaître se pratique le soir et que le crépuscule, comme la nuit, transforment l’environnement et favorisent les illusions des sens.
On se méfie de l’utilisation de certaines choses : tout ce qui permet de nouer (symbolisme se retrouvant dans le nouement de l’aiguillette), miroirs capables de refléter une image suspecte ou magique, quand ils ne le sont pas eux-mêmes, tels ceux fabriqués sous certaines constellations et que dénoncera la faculté de médecine de Paris en 1398.
Tout individu ayant un quelconque rapport avec ce que nous venons d’évoquer est de ce fait lui-même suspect. Il l’est d’autant plus que son apparence s’y prête : attitude, particularité quelconque, laideur, difformité, et de vieilles femmes laides ou courbées par l’âge sont aisément victimes des populations, parce que l’on établit un rapport entre leur physique et la sorcellerie.
Méfiance envers celui qui emploie certains mots incompréhensibles ou suspects, marmonne, ou use à tort et à travers du nom de marie, de Dieu, des saints ou du diable. Plus tard, d’autres éléments intervenant, on s’en souviendra. Quelque expression dite sous le coup de la colère suffit parfois à déchaîner l’opinion; de même certains regards peuvent apparaître chargés de sens et celui qui les surprend aura vite fait d’y voir le symbole du « mauvais œil ». Ainsi le comportement le plus banal de la vie quotidienne peut, dans un contexte déterminé, conduire aux pires accusations.
Méfiance aussi envers celui qui détient un quelconque pouvoir. Envers celui qui peut prédire, car on s’imagine que la prédiction fait l’avenir; envers le guérisseur qui, s’il peut ôter la maladie, peut aussi la donner; envers la sage-femme qui sait comment éviter de procréer mais peut aussi tuer les enfants.
Méfiance envers certains métiers : le berger, parce qu’il est en contact avec la nature et semble en connaître les secrets, ou certaines professions en rapport avec des tabous (sang, impureté).
Méfiance encore envers le voisin qui épie et sait beaucoup de choses : il peut donc nuire; méfiance envers celui qui déploie une activité pouvant sembler anormale un jour de repos (en rapport avec la transgression du tabou d’activité); méfiance de toute façon envers celui qui d’une quelconque manière se différencie des autres, envers celui qui reste seul dans un monde où tout repose sur l’échange, sur une solidarité faite d’obéissance et de protections, où l’individu n’existe pas comme tel mais appartient à une classe déterminée, à un ordre, à son rang, où tous les membres d’un même groupe présentent une même ressemblance à tel point que la singularité physique disparaît dans l’art comme dans la littérature (les nobles par exemple ont les cheveux blonds et les yeux bleus).
Méfiance enfin envers l’étranger, le vagabond considéré comme appartenant à « la famille du diable », ou le bohémien que l’on accuse de voler les enfants. […]
Dans un tel contexte, les accusations reposent sur peu de chose et il faut surtout tenir compte des rumeurs. Débutant par des « on dit », on en arrive à des certitudes permettant d’accuser des pires crimes. La calomnie trouve toujours un écho et les rumeurs sont d’autant plus difficiles à faire taire au Moyen Âge, surtout lorsqu’il s’agit de magie ou de sorcellerie, que, la superstition dominant, chacun finit par être convaincu de leur bien-fondé. L’imagination fait le reste. […]
Ainsi, tout le problème de la sorcellerie repose sur une accusation banale. Telle personne victime d’un malheur quelconque l’est à cause d’une autre qui a cherché à lui nuire, accusation camouflée d’abord avant de se déclarer ouvertement, en usant du premier prétexte venu. Jusque-là, on en reste à un comportement de masse encore indécis, fluctuant, capable des pires excès comme des plus étonnants revirements.
Mais, lorsqu’un discours officiel vient apporter la caution de son autorité à ces mêmes comportements, soudain tout s’inscrit dans une logique irréfutable. De simples pratiques magiques, réelles ou supposées telles, on passe à l’idée que le sorcier ou la sorcière ne travaille pas seul mais participe à une véritable secte qui a ses lois, ses rites, tend à un but particulier, tout cela ne pouvant se faire que sous la tutelle du diable. À trop parler de ce que l’on redoute, on l’exacerbe. En voulant tout justifier, on se donne des raisons dont la raison est exclue.
De là est née la hantise de la femme associée à Satan. En créant « la sorcière », on conférait une réalité à des phantasmes qui, loin de se dissoudre, se sont au contraire grossis des prétendus raisonnements du discours démonologique, contribuant ainsi à leur donner une structure justifiant tous les fanatismes. Au prix de la plus invraisemblable scolastique, on a revu, corrigé, interprété, trouvé enfin un sens à ce qui était obscur, et ce sens était celui que l’on voulait. La Bible, les Pères de l’Église, les textes canoniques, tout concordait. En associant hérésie et sorcellerie, on disposait d’un moyen infaillible pour condamner. En y associant la femme, un nouveau crime se constituait et l’hérésie des sorcières devenait une réalité. Désormais il faudrait y croire sous peine d’être considéré à son tour comme hérétique. Ce qu’on avait pendant si longtemps considéré comme de folles croyances justifierait la répression. De cela l’Inquisition porte l’entière responsabilité.
[…]
Arnould, Colette, Histoire de la sorcellerie, Éditions Tallandier, Paris, 2009.