Caliban et la sorcière
(Extraits)
Accumulation primitive
Marx introduisit le concept d’accumulation primitive à la fin du Capital pour décrire la restructuration économique et sociale initiée par la classe dominante européenne en réponse à sa crise d’accumulation. Il montrait ainsi, au cours de sa polémique avec Adam Smith, que : (1) le capitalisme n’aurait pas pu se développer sans une concentration préalable de capital et de travail, et que (2) c’est la séparation entre les travailleurs et les moyens de production et non la frugalité des riches qui est la source de la richesse capitaliste. L’accumulation primitive est alors un concept utile, en ce qu’il raccorde la réaction féodale au développement d’une économie capitaliste, et qu’il identifie les conditions historiques et logiques du développement du système capitaliste, ‘’primitive’’ (originel) désignant ici tout autant les conditions préalables à l’existence de rapports capitalistes qu’un événement particulier dans le temps.
Mon analyse se distingue cependant de celle de Marx de deux façons. Là où Marx envisage l’accumulation primitive du point de vue du prolétariat salarié masculin et du développement de la production des marchandises, je l’examine en fonction des changements qu’elle a induits dans la position sociales des femmes et la production de la force de travail. Ma description de l’accumulation primitive comprend ainsi un ensemble de phénomènes historiques absents chez Marx et qui ont pourtant été extrêmement importants pour l’accumulation capitaliste. Ce sont : (1) le développement d’une nouvelle division sexuée du travail assujettissant le travail des femmes et leur fonction reproductive à la reproduction de la force de travail ; (2) la construction d’un nouvel ordre patriarcal, fondé sur l’exclusion des femmes du travail salarié et leur soumission aux hommes ; (3) la mécanisation du corps prolétaire et sa transformation, dans le cas des femmes, en une machine de production de nouveaux travailleurs. Le plus important a été d’introduire au coeur de mon analyse de l’accumulation primitive les chasses aux sorcières des XVIe et XVIIe siècle, démontrant que la persécution des sorcières, en Europe comme dans le Nouveau Monde, a été aussi importante pour le développement du capitalisme que la colonisation et l’expropriation de la paysannerie européenne.
Chasse aux sorcières et rationalisation capitaliste de la sexualité
La chasse aux sorcières ne déboucha pas pour les femmes sur de nouvelles possibilités sexuelles ou des plaisirs sublimés. Au contraire, elle fut le premier pas dans la longue marche vers du ‘’sexe propre entre des draps propres’’ et la transformation de l’activité sexuelle des femmes en un travail, un service pour les hommes, et en procréation. L’interdiction de toutes activités sexuelles féminines non-productives ou non procréatrices, potentiellement démoniaques et antisociales, fut centrale dans ce processus.
La répulsion que la sexualité non-procréative commençait à inspirer transparaît bien dans le mythe de la vieille sorcière volant sur son balai, qui, tout comme les animaux sur lesquels elle voyageait aussi (chèvres, juments, chiens), était la projection d’un pénis en extension, symbole d’une luxure débridée. Cette imagerie trahit une nouvelle discipline sexuelle, qui déniait à la femme ‘’vieille et laide’’, ayant perdu sa fertilité, le droit à une vie sexuelle. Par la création de ce stéréotype, les démonologues conformaient la sensibilité morale de leur époque.
Indépendamment de l’âge (mais pas de la classe), il y a, dans les procès des sorcières, une identification constante entre sexualité féminine et bestialité. Cela était suggéré par la copulation avec le dieu-bouc (l’une des représentation du diable), l’infâme baiser sub cauda et l’accusation que les sorcières possédaient une variété d’animaux, ‘’diabotins’’ ou ‘’familiers’’, qui les aidaient dans leurs crimes et avec qui elles entretenaient un rapport particulièrement intime. Il s’agissait de chats, de chiens, de lièvres, de grenouilles, dont elles prenaient soin et qu’elles allaitaient censément à l’aide de tétons spéciaux.
D’autres animaux jouaient aussi un rôle dans la vie de la sorcière en tant qu’instruments du diable : des chèvres et des juments (en anglais, mare, dont est tiré nightmare, cauchemar) pour voler jusqu’au sabbat, des crapauds qui lui fournissaient du poison pour ses concoctions. La présence des animaux dans le monde des sorcières était telle que l’on peut supposer qu’eux aussi étaient jugés.
L’union de la sorcière avec ses ‘’familiers’’ était peut-être une référence aux pratiques ‘’bestiales’’ qui caractérisaient la vie sexuelle des paysans en Europe, et qui restèrent criminalisées bien après la fin de la chasse aux sorcières. À une époque où l’on commençait à idolâtrer la raison et à dissocier l’humain du corporel, les animaux étaient aussi sujets à une dévalorisation sévère, réduits à n’être que des bêtes, l’autre par excellence, symbole éternel des pires instincts humains. Aucun crime n’inspirait alors plus d’horreur que la copulation avec un animal, véritable offense aux fondements ontologiques d’une nature humaine de plus en plus identifiée par ses caractéristiques les plus immatérielles. Mais la présence animale excessive dans la vie des sorcières suggère aussi que les femmes se trouvaient à un croisement (glissant) entre homme et animal, et non seulement la sexualité féminine, mais la féminité en tant que telle, était assimilable à l’animalité. Pour parfaire le tout, les sorcières étaient souvent accusées de changer de forme et de se transformer en animaux, le ‘’familier’’ le plus souvent cité étant le crapaud, qui, en tant que symbole du vagin, synthétise la sexualité, la bestialité, la féminité et le mal.
La chasse aux sorcières fut aussi le principal moyen d’une restructuration générale de la vie sexuelle qui, conformément à la nouvelle discipline du travail capitaliste, criminalisait toute activité sexuelle qui menaçait la procréation, la transmission de la propriété au sein de la famille, venait occuper le temps ou prendre de l’énergie destinés au travail.
Les procès de sorcières fournissent une liste instructive des formes de sexualité qui furent bannies comme ‘’non-productives’’ : l’homosexualité, le rapport sexuel entre personnes jeunes et âgées ou entre des gens de classes différentes, le coit anal, le coit par derrière (réputé amener des rapports stériles), la nudité et les danses. La sexualité publique et collective qui avait prévalu au Moyen Âge fut aussi prohibée, comme dans les fêtes du printemps aux origines paiennes qui, au XVIe siècle, étaient toujours célébrées dans toute l’Europe. […] De la célébration du premier mai en Angleterre, aux récits de sabbat habituels, qui accusent les sorcières de toujours danser dans ces réunions, de sauter en tout sens au son du pipeau et de la flute, et de s’adonner à force copulations et réjouissances collectives.
On peut comparer de la même façon la description du sabbat et celles des pèlerinages (à des puits et à d’autres lieux sacrés) faites par les autorités presbytériennes écossaises, pèlerinages encouragés par l’Église catholique, mais auxquels les presbytériens s’opposaient, les dénonçant comme assemblés diaboliques et occasions de relations impudiques. En général, à cette période, toute rencontre potentiellement transgressive, réunion de paysans, camp de rebelles, festivals et danses, était décrite par les autorités comme étant potentiellement un sabbat.
[…]
Chasse aux sorcières, chasse aux femmes et accumulation du travail
La différence la plus importante entre hérésie et sorcellerie est que la sorcellerie était considérée comme un crime féminin. Cela fut particulièrement vrai à l’apogée de la persécution, entre 1550 et 1650. Dans une première période, les hommes représentaient jusqu’à 40 % des accusés et un plus petit nombre continua à être jugé ensuite, principalement des vagabonds, des mendiants, des travailleurs itinérants, des gitans et des prêtres de rand inférieur. Au XVIe siècle, les accusations de satanisme étaient devenues un thème commun dans les luttes politiques et religieuses; il n’y avait pratiquement aucun évêque ou politicien qui, dans le feu de l’action, n’ait été accusé d’être un sorcier. Les protestants accusaient les catholiques, particulièrement le pape, d’être au service du diable. Luther lui-même fut accusé de magie, tout comme John Knox en Écosse, Jean Bodin en France et beaucoup d’autres. Les juifs étaient traditionnellement accusés d’adorer le diable, parfois représentés avec cornes et sabots. Mais le fait exceptionnel, c’est que plus de 80 % des personnes jugées et exécutées en Europe au XVIe et au XVIIe siècles pour des crimes de sorcellerie furent des femmes. En fait, pendant cette période, plus de femmes furent persécutées pour sorcellerie que pour tout autre crime, à l’exception notable de l’infanticide.
Le fait que la sorcière soit une femme était aussi souligné par les démonologues, qui se réjouissaient que Dieu ait épargné l’homme d’un tel fléau. Comme Sigrid Brauner l’a noté les arguments utilisés pour justifier ce phénomène changèrent. Tandis que les auteurs du Malleus Maleficarum expliquaient que les femmes étaient plus portées à la sorcellerie à cause de leur «luxure insatiable», Martin Luther et les écrivains humanistes faisaient valoir la faiblesse morale et intellectuelle des femmes à l’origine de cette perversion. Mais tous désignaient les femmes comme êtres maléfiques.
Une autre différence entre les persécutions des hérétiques et celles des sorcières est que dans le dernier cas, les accusations de perversion sexuelle ou d’infanticide jouaient un rôle central, étant accompagnées par la quasi-diabolisation des pratiques contraceptives.
Le lien entre contraception, avortement et sorcellerie apparaît pour la première fois dans la bulle d’Innocent VIII (1484) qui déplore alors que :
Par leurs incantations, leurs sortilèges, leurs conjurations et autres superstitions maudites et charmes horribles, leurs énormités et leurs offenses, les sorcières détruisent la progéniture des femmes […] Elles entravent les hommes dans leur génération et les femmes dans leur conception; il s’ensuit que ni les maris avec leurs femmes, ni les femmes avec leurs maris ne peuvent accomplir d’actes sexuels.
À partir de là, les crimes reproductifs devaient occuper une place de choix dans les procès. Dès le XVIIe siècle, les sorcières étaient accusées de conspirer à la destruction des pouvoirs génératifs humains et animaux, de pratiquer des avortements et d’appartenir à une secte infanticide qui tuait les enfants et les offrait au diable. Dans l’imaginaire populaire aussi, la sorcière fut associée à une femme âgée et lubrique, hostile à la vie nouvelle, qui se nourrissait de chair d’enfants ou utilisait leurs corps pour en faire des potions magiques, un stéréotype plus tard popularisé par les livres pour enfants.
Pourquoi un tel changement de trajectoire entre l’hérésie et la sorcellerie? Pourquoi, en d’autres mots, dans le cours d’un siècle, les hérétiques devinrent des femmes et pourquoi est-ce que la transgression sociale et religieuse se recentra de manière prédominante sur les crimes reproductifs?
Dans les années 1920, l’anthropologue Margaret Murray, dans The Witch-Cult in Western Europe, proposa une explication qui a été récemment ravivée par les éco-féministes et les adeptes de «Wicca». Murray défendait l’idée que la sorcellerie était une ancienne religion matrifocale vers laquelle l’Inquisition tourna son attention après la défaite de l’hérésie, éperonnée par une nouvelle peur de déviation doctrinale. En d’autres termes, les femmes que les démonologues poursuivaient comme sorcières étaient (d’après cette théorie) des pratiquantes d’anciens cultes de la fertilité dont le but était de pacifier la naissance et la reproduction, cultes qui avaient existé dans les régions méditerranéennes pendant des milliers d’années, mais à laquelle l’Église s’opposa en tant que rites païens et remises en cause de son pouvoir. La présence de sages-femmes parmi les accusées, le rôle que les femmes jouèrent au Moyen Âge en tant que guérisseuses pour la communauté, le fait que, jusqu’au XVIe siècle, les naissances étaient considérées comme un «mystère» féminin, tous ces facteurs ont été cités en défense de ce point de vue. Mais cette hypothèse ne peut pas expliquer le moment historique de la chasse aux sorcières, ni nous dire pourquoi ces cultes de la fertilité devinrent si abominables aux yeux des autorités qu’elles en vinrent à appeler à l’extermination des femmes pratiquant cette vieille religion.
Une autre explication est que l’importance des crimes reproductifs dans les procès pour sorcellerie était une conséquence du taux élevé de mortalité infantile, typique des XVIe et XVIIe siècles, dû à l’augmentation de la pauvreté et de la malnutrition. On tenait les sorcières pour coupables de la mort de tant d’enfants, de leur mort si soudaine, si peu de temps après la naissance, qu’ils soient sujets à une telle variété de maladies. Mais cette explication aussi ne va pas assez loin. Elle ne prend pas en compte le fait que les femmes considérées comme sorcières étaient aussi accusées d’empêcher la procréation et elle ne replace pas la chasse aux sorcières dans le contexte de la politique économique et institutionnelle du XVIe siècle. Ainsi, elle passe à côté d’un lien important entre les attaques contre les sorcières et le développement d’une inquiétude nouvelle, parmi les hommes d’État et les économistes européens, quant à la question de la reproduction et de la taille de la population, qui était alors la façon dont on débattait de la taille de la force de travail. Comme nous l’avons vu plus tôt, la question du travail devint particulièrement urgente au XVIIe siècle, quand la population en Europe continua encore à décliner, amenant le spectre d’un effondrement démographique similaire à celui qui avait eu lieu dans les colonies américaines dans les décennies suivant la conquête. Dans ce contexte, il paraît plausible que la chasse aux sorcières ait été, tout au moins en partie, une tentative pour criminaliser le contrôle des naissances et placer le corps des femmes, l’utérus, au service d’une augmentation de la population, de la production et de l’accumulation de force de travail.
Ceci est une hypothèse. Ce qui est certain, c’est que la chasse aux sorcières fut encouragée par une classe politique préoccupée par le déclin de la population et motivée par la conviction qu’une population nombreuse est la richesse de la nation. Le fait que le XVIe et le XVIIe siècle furent l’apogée du mercantilisme et virent le début des statistiques démographiques (naissances, morts et mariages), des recensements et la formalisation de la démographie elle-même en tant que «science d’État» montre clairement l’importance stratégique que le contrôle des mouvements de population prenait dans les cercles politiques qui furent à l’origine de la chasse aux sorcières.
Nous savons aussi que de nombreuses sorcières étaient sages-femmes, traditionnellement les dépositaires du savoir et du contrôle de la reproduction féminine. Le Malleus leur consacrait un chapitre entier, affirmant qu’elles étaient pires que toute autre femme, puisqu’elles aidaient les mères à détruire le fruit de leurs entrailles, une conspiration rendue plus facile, accusaient-ils, par l’exclusion des hommes des chambres d’accouchement. Pensant qu’il n’y avait jusqu’à la moindre cahute qui ne dissimulât une sage-femme, les auteurs recommandaient qu’aucune femme ne soit autorisée à pratiquer cet art, à moins qu’il n’ait été d’abord établi qu’elle était une «bonne catholique». Cette recommandation ne passa pas inaperçue. Comme nous l’avons vu, les sages-femmes étaient recrutées pour discipliner les femmes, pour vérifier, par exemple, qu’elles ne cachaient pas leurs grossesses ou qu’elles n’accouchaient en dehors des liens du mariage, ou alors elles étaient ostracisées. Ensuite, le début du XVIIe siècle vit les premiers hommes effectuer ce travail et, en l’espace d’un siècle, l’obstétrique était passée presque entièrement sous contrôle de l’État. D’après Alice Clark :
Le processus continu par lequel les femmes furent supplantées par les hommes dans cette profession est un exemple de la manière dont elles furent exclues de toutes les branches de travail professionnel, en se voyant refuser l’opportunité d’obtenir une formation professionnelle adéquate.
Mais interpréter le déclin social de la sage-femme simplement comme un cas de déprofessionnalisation féminine, c’est passer à côté de sa signification. On constate de fait que les sages-femmes étaient marginalisées parce qu’on ne leur faisait pas confiance et parce qu’ainsi on sapait le contrôle des femmes sur la reproduction.
Tout comme les enclosures expropriaient la paysannerie des terres communales, la chasse aux sorcières expropriait les femmes de leurs corps, qui étaient ainsi «libérés» de toute entrave les empêchant de fonctionner comme des machines pour la production du travail. C’est ainsi que la menace du bûcher dressa des barrières autour du corps des femmes plus redoutables que ne le furent celles dressées lors de l’enclosure des communaux.
On peut ainsi imaginer quel effet put avoir sur les femmes la vue de voisines, d’amies, de femmes de leur famille, brûlées sur le bûcher. On comprend que toute initiative contraceptive de leur part pouvait être interprétée comme le produit d’une perversion démoniaque. Chercher à comprendre ce que les femmes pourchassées en tant que sorcières ont pu penser, ressentir et conclure de cette horrible attaque menée contre elles, regarder, en d’autres termes, la persécution «de l’intérieur», comme Anne L. Barstow l’a fait dans Witchcraze, nous permet aussi d’éviter de spéculer sur les intentions des persécuteurs et de nous concentrer au contraire sur les effets que la chasse aux sorcières a eus sur la position sociale des femmes. De ce point de vue là, il ne fait aucun doute que la chasse aux sorcières anéantit les méthodes que les femmes avaient employées pour contrôler la procréation, les qualifiant de dispositifs diaboliques, et institutionnalisa le contrôle de l’État sur le corps des femmes, ce qui était la condition préalable à sa subordination en faveur de la reproduction de la force de travail.
Mais la sorcière n’était pas seulement la sage-femme, la femme qui évitait la maternité ou la mendiante qui vivotait en chapardant un peu de bois ou de beurre à son voisinage. Elle était aussi la femme immorale, aux mœurs légères – la prostituée ou l’adultère, et généralement, la femme qui exerçait sa sexualité en dehors des liens du mariage et de la procréation. Ainsi, dans les procès pour sorcellerie, la «mauvaise réputation» était une preuve de culpabilité. La sorcière était aussi la femme rebelle qui répondait, se défendait, jurait et ne pleurait pas sous la torture. Le mot «rebelle» ne fait ici pas référence nécessairement à une activité subversive spécifique dans laquelle des femmes peuvent être impliquées. Il décrit plutôt la personnalité féminine qui s’était développée, particulièrement au sein de la paysannerie, dans le cours des luttes contre le pouvoir féodal, quand des femmes avaient été au premier plan de mouvements hérétiques, s’organisant souvent en associations de femmes, posant ainsi un défi grandissant à l’autorité masculine de l’Église. Les descriptions des sorcières nous remémorent les femmes telles qu’elles étaient représentées dans les moralités et les fabliaux : prêtes à prendre l’initiative, aussi agressives et vigoureuses que les hommes, portant des habits d’hommes, ou fièrement juchées sur le dos de leurs maris, un fouet à la main.
Il y avait certainement, parmi les inculpées, des femmes suspectées de crimes spécifiques. L’une fut accusée d’avoir empoisonné son mari, l’autre d’avoir causé la mort de son employeur, une autre encore d’avoir prostitué sa fille. Mais ce n’était pas seulement la femme déviante, mais la femme en tant que telle, particulièrement la femme des classes inférieures, qui était jugée, une femme qui générait tellement de peur que dans son cas le rapport entre l’éducation et la punition était renversé. «Nous devons», déclare Jean Bodin, «répandre la terreur auprès de certaines en en punissant beaucoup». Et, en effet, dans certains villages, peu furent épargnées.
De plus, le sadisme sexuel des tortures auxquelles les accusées étaient soumises révèle une misogynie qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire et ne peut pas être mis sur le compte d’un crime particulier. Dans la procédure standard, les accusées avaient leurs vêtements déchirés puis étaient rasées complètement (on prétendait que le diable se cachait dans leurs cheveux). On leur enfonçait de longues aiguilles dans le corps, y compris dans le vagin, à la recherche de la marque que le diable apposait censément sur ses créatures (tout comme les maîtres faisaient en Angleterre avec les esclaves qui s’étaient enfuis). Elles étaient souvent violées; on recherchait si elles étaient vierges ou non – un signe d’innocence; et si elles n’avouaient pas, elles étaient soumises à davantage d’épreuves atroces : leurs membres étaient tordus, on les asseyait sur des chaises en fer sous lesquelles on allumait un feu; leurs os étaient brisés. Et quand elles étaient pendues ou brûlées, on prenait soin que les leçons à tirer de leur agonie soient bien comprises. L’exécution était un événement public important, auquel tous les membres de la communauté devaient assister, y compris les enfants de la sorcière, particulièrement leurs filles qui dans certains cas étaient fouettées devant le bûcher sur lequel elles pouvaient voir leur mère brûlée vive.
La chasse aux sorcières fut une guerre contre les femmes : c’était une tentative concertée pour les avilir, les diaboliser et pour détruire leur pouvoir social. En même temps, c’était dans les chambres de torture et sur les bûchers sur lesquels les sorcières périssaient que les idéaux bourgeois de la féminité et de la domesticité furent forgés.
Dans ce cas, la chasse aux sorcières amplifia aussi les tendances sociales de l’époque. Il y a, en effet, une continuité certaine entre les pratiques visées par la chasse aux sorcières et celles proscrites par la législation qui fut introduite au même moment pour réguler la vie familiale, le genre, et les rapports de propriété. Dans toute l’Europe de l’Ouest, tandis que la chasse aux sorcières progressait, des lois étaient promulguées qui punissaient les adultères de la peine capitale (en Angleterre et en Irlande par le bûcher, comme pour les cad de haute trahison). Au même moment, la prostitution était déclarée hors la loi, comme les naissances en dehors du mariage, tandis que l’infanticide était transformé en crime capital. Simultanément, les amitiés féminines devinrent un objet de suspicion, dénoncées en chaire comme néfastes à l’alliance entre mari et femme, tout comme les relations entre femmes furent diabolisées par les juges des sorcières qui les forçaient à se dénoncer entre elles comme complices. Ce fut aussi dans cette période que le mot «commérage» [gossip], qui au Moyen Âge signifiait liens entre amies, prit sa tournure péjorative, un signe de plus qui montre à quel point le pouvoir des femmes et les liens communautaires étaient ruinés.
Au niveau idéologique aussi, il y a un lien étroit entre l’image dégradée des femmes forgées par les démonologues et l’image de la féminité construite par les débats de l’époque sur la «nature des sexes», qui canonisa une femme stéréotype, faible de corps et d’esprit et biologiquement sujette au mal, servant efficacement à justifier le contrôle des hommes sur les femmes ainsi que le nouvel ordre patriarcal.
Caliban et la sorcière, Silvia Federici, Entremonde,2014, Paris, 403 p.