Les vraies sorcières

Dans les contes de fées, les sorcières portent toujours de ridicules chapeaux et des manteaux noirs, et volent à califourchon sur des balais.

Mais ce livre n’est pas un conte de fées.

Nous allons parler des vraies sorcières, qui vivent encore de nos jours. Ouvrez grand vos oreilles, et n’oubliez jamais ce qui va suivre. C’est d’une importance capitale. Voici ce que vous devez savoir sur les vraies sorcières :

Les vraies sorcières s’habillent normalement, et ressemblent à la plupart des femmes. Elles vivent dans des maisons, qui n’ont rien d’extraordinaire, et elles exercent des métiers tout à fait courants.

Voilà pourquoi elles sont si difficiles à repérer !

Une vraie sorcière déteste les enfants d’une haine cuisante, brûlante, bouillonnante, qu’il est impossible d’imaginer. Elle passe son temps à comploter contre les enfants qui se trouvent sur son chemin. Elle les fait disparaître un par un, en jubilant. Elle ne pense qu’à ça, du matin jusqu’au soir. Qu’elle soit caissière dans un supermarché, secrétaire dans un bureau ou conductrice d’autobus.

Son esprit est toujours occupé à comploter et conspirer, mijoter et mitonner, finasser et fignoler des projets sanglants.

« Quel enfant, oui, quel enfant vais-je passer à la moulinette ? » pense-t-elle, à longueur de journée.

Une vraie sorcière éprouve le même plaisir à passer un enfant à la moulinette qu’on a du plaisir à manger des fraises à la crème. Elle estime qu’il faut faire disparaître un enfant par semaine ! Si elle ne tient pas ce rythme, elle est de méchante humeur. Un enfant par semaine, cela représente cinquante-deux enfants par an !

Un tour, deux tours de moulinette, et hop !… plus d’enfant !

Telle est la devise des sorcières.

Mais la victime est souvent choisie avec soin. Voilà pourquoi une sorcière traque un enfant comme un chasseur traque un petit oiseau dans la forêt. La sorcière marche à pas feutrés… elle bouge lentement, au ralenti… de plus en plus près… puis enfin, elle est prête et pfroutt !… elle fonce sur sa victime comme un faucon. Des étincelles crépitent, des flammes jaillissent, des rats rugissent, des lions fulminent… Et l’enfant disparaît !

Une sorcière, vous comprenez, n’assomme pas un enfant ; elle ne le poignarde pas dans le dos ; elle ne le tue pas d’un coup de pistolet. Les gens qui se conduisent ainsi finissent par être capturés par la police.

Mais une sorcière n’est jamais jetée en prison. N’oubliez pas qu’elle a de la magie au bout des doigts, et le diable dans la tête. Grâce à ses pouvoirs magiques, les pierres peuvent bondir comme des grenouilles, et des langues de feu papilloter à la surface des eaux.

Terrifiants pouvoirs !

Heureusement, il n’y a plus beaucoup de sorcières, de nos jours. Mais il en reste suffisamment pour vous donner le frisson. En Angleterre, il y en a probablement une centaine. Certains pays en ont plus, d’autres beaucoup moins. Mais aucun pays au monde n’est à l’abri des sorcières.

Une sorcière, c’est toujours une femme.

Je ne veux pas dire du mal des femmes. La plupart sont adorables. Mais le fait est que les sorcières sont toujours des femmes et jamais des hommes.

Il n’y a pas de sorcier, mais il y a des vampires ou des loups-garous, qui, eux, sont toujours des hommes. Les vampires et les loups-garous sont dangereux, mais une sorcière est deux fois plus dangereuse !

En tout cas, pour les enfants, une véritable sorcière est la plus dangereuse des créatures. Ce qui la rend doublement dangereuse, c’est qu’elle a l’air inoffensive ! Même si vous êtes bien au courant (et bientôt, vous allez connaître tous les secrets des sorcières), vous n’êtes jamais absolument sûr d’être en présence d’une sorcière ou d’une charmante femme.

Si un tigre pouvait se transformer en un gros chien qui remue la queue, vous iriez certainement lui caresser le museau, et… vous seriez le festin du tigre ! C’est pareil avec les sorcières, car elles ressemblent toutes à des femmes gentilles.

Veuillez regarder le dessin :

Laquelle des deux femmes est une sorcière ?

Question difficile !

Et pourtant, tous les enfants devraient pouvoir répondre sans hésitation.

Maintenant, vous savez que votre voisine de palier peut être une sorcière.

Ou bien la dame aux yeux brillants, assise en face de vous dans le bus, ce matin.

Ou même cette femme au sourire éblouissant qui vous a offert un bonbon, au retour de l’école.

Ou encore (et ceci va vous faire sursauter !) votre charmante institutrice qui vous lit ce passage en ce moment même. Regardez-la attentivement. Elle sourit sûrement, comme si c’était absurde. Mais ne vous laissez pas embobiner. Elle est très habile.

Je ne suis pas, bien sûr, mais pas du tout, en train d’affirmer que votre maîtresse est une sorcière. Tout ce que je dis, c’est qu’elle peut en être une. Incroyable ?… mais pas impossible !

Oh ! si seulement il y avait un moyen de reconnaître à coup sûr une sorcière, alors, c’est elle qui passerait à la moulinette ! Malheureusement, il n’existe pas de moyen sûr. Mais il y a un certain nombre de petits signes et de petites habitudes bizarres que partagent toutes les sorcières. Et si vous les connaissez, alors, vous pourrez échapper à la moulinette pendant qu’il est encore temps !

Grand-mère

À huit ans, j’avais déjà rencontré deux fois des sorcières. La première fois, je m’en étais tiré sain et sauf. J’eus moins de chance la deuxième fois. Lorsque vous lirez ce qui m’arriva, vous pousserez, sans doute, des cris d’effroi. Mais il faut dire toute la vérité, même si elle est horrible. Enfin, je vis toujours, et je peux vous parler (même si je ne suis plus… ce que j’étais !), et cela, je le dois à ma merveilleuse grand-mère.

Grand-mère était norvégienne, et les Norvégiens connaissent bien les sorcières. Avec ses sombres forêts et ses montagnes enneigées, la Norvège est le pays natal des premières sorcières. Mes parents étaient également norvégiens, mais comme mon père travaillait en Angleterre, c’est là que je suis né et que je suis allé à l’école pour la première fois.

À Noël et en été, nous revenions voir Grand-mère en Norvège. La vieille dame, si je me souviens bien, était la seule parente qui nous restait. C’était la mère de ma mère, je l’adorais et je dois avouer que je me sentais plus proche d’elle que de ma mère. Ensemble, nous parlions tantôt anglais tantôt norvégien, peu nous importait. Nous parlions couramment les deux langues.

Je venais d’avoir sept ans. Comme d’habitude, mes parents m’emmenèrent en Norvège pour passer Noël chez Grand-mère. Alors que nous roulions au nord d’Oslo par un froid glacial, notre voiture dérapa et dégringola dans un ravin. Mes parents moururent sur le coup. Ma ceinture de sécurité me retint au siège arrière, et je m’en sortis avec une simple blessure au front.

Je ne raconterai pas les événements horribles de ce terrible après-midi. Lorsque j’y pense, j’en ai encore des frissons. Bien sûr, j’échouai dans la maison de Grand-mère. Elle me serra très fort dans ses bras, et nous passâmes toute la nuit à sangloter.

— Qu’allons-nous faire, à présent ? demandai-je.

— Tu vas rester avec moi, répondit-elle. Je m’occuperai de toi.

— Je ne reviendrai pas en Angleterre ?

— Non, dit-elle. Je ne pourrai pas y vivre. Dieu me pardonne, mais j’aime trop la Norvège.

Le lendemain, espérant me faire oublier mon chagrin, Grand-mère se mit à me raconter des histoires. C’était une merveilleuse conteuse, et tout ce qu’elle disait me captivait.

Mais je fus véritablement envoûté lorsqu’elle commença à me parler des sorcières.

— Attention, mon petit, dit Grand-mère. Je vais te parler des vraies sorcières. Il ne s’agit pas des sorcières des contes de fées, mais de créatures bien vivantes ! Je ne mentirai jamais. Je te dirai l’horrible et l’épouvantable vérité. Tout ce que je vais te raconter est réellement arrivé. Et le pire, c’est que les sorcières vivent toujours parmi nous, et qu’elles ressemblent à n’importe quelle femme. Il faut que tu me croies sur parole.

— Pourquoi ? Est-ce incroyable, Grand-mère ?

— Mon petit, dit-elle, tu ne feras pas long feu dans ce bas monde si tu ne sais pas reconnaître une sorcière.

— Mais tu m’as dit que les sorcières ressemblaient à n’importe quelle femme ! Alors, comment les reconnaître ?

— Écoute-moi attentivement, dit Grand-mère. Et retiens bien tout ce que je vais t’apprendre. Après tu feras le signe de croix, tu prieras, et tu souhaiteras que Dieu te protège.

Nous nous trouvions dans la grande salle à manger de sa maison d’Oslo, et je m’apprêtais à aller au lit. Les rideaux n’étaient jamais tirés et, par la fenêtre, je voyais de gros flocons de neige tomber sur un monde triste et sombre. Grand-mère était une femme forte et massive, très vieille et très ridée, vêtue d’une robe de dentelle grise. Majestueuse, elle trônait dans son fauteuil, où il n’y avait pas place pour la moindre souris ! Quant à moi, j’étais accroupi à ses pieds, en pyjama, robe de chambre et pantoufles.

— Tu jures que tu ne vas pas te moquer de moi, Grand-mère ?

— Écoute, dit-elle. J’ai connu cinq enfants, oui, cinq enfants, qui ont disparu de cette terre, et qu’on n’a plus jamais revus. Un coup des sorcières.

— Tu essaies de me faire peur ! m’écriai-je.

— Tout ce que je veux, dit-elle, c’est que tu ne disparaisses pas, toi aussi. Je t’aime, et je veux que tu restes avec moi.

— Parle-moi des enfants qui ont disparu, demandai-je.

C’était la seule grand-mère, que j’ai connue, qui fumait le cigare. Elle en alluma un, un long cigare noir qui sentait le caoutchouc brûlé.

— La première enfant, commença-t-elle, s’appelait Ranghild Hansen. Ranghild était une petite fille de huit ans. Un jour, elle jouait sur la pelouse avec sa petite sœur. Leur mère, qui préparait du pain dans la cuisine, sortit pour respirer un peu.

« Où est Ranghild ? » demanda-t-elle.

« Elle est partie avec la grande dame », répondit la petite sœur.

« Quelle grande dame ? » demanda la mère.

« La grande dame aux gants blancs, répondit la petite sœur. Elle a pris Ranghild par la main, et l’a emmenée avec elle. »

Personne ne revit jamais Ranghild.

— Est-ce qu’on l’a cherchée ? demandai-je.

— On l’a cherchée à des kilomètres à la ronde, répondit Grand-mère. Tous les gens du village s’y sont mis, mais ils ne l’ont jamais retrouvée.

— Qu’est-il arrivé aux quatre autres enfants ? demandai-je.

— Ils ont disparu, tout comme Ranghild. Avant chaque disparition, une étrange dame rôdait devant la maison.

— Mais comment ont-ils disparu, Grand-mère ?

— La seconde disparition fut fort curieuse. Les Christiansen vivaient à Holmenkollen, et, dans leur salle à manger, il y avait une vieille peinture à l’huile dont ils étaient très fiers. Le tableau représentait des canards dans une cour, devant une ferme. À part cette flopée de canards, il n’y avait aucun personnage. C’était un grand et beau tableau. Eh bien, un jour, leur fille Solveg revint de l’école en croquant une pomme. Elle dit qu’une gentille dame la lui avait donnée dans la rue. Le lendemain matin, la petite Solveg n’était plus dans son lit. Ses parents la cherchèrent partout, en vain. Puis, soudain, le père s’écria : « Je l’ai trouvée ! Solveg donne à manger aux canards ! » Il désignait le tableau et, en effet, Solveg s’y trouvait. Dans la cour de la ferme, elle faisait le geste de jeter du pain aux canards. Le père courut vers le tableau, et le toucha. Mais cela ne servit à rien : la petite fille faisait partie du tableau. Elle était peinte sur la toile !

— L’as-tu vu ce tableau, Grand-mère ?

— Plusieurs fois, et le plus curieux, c’est que la petite Solveg changeait chaque jour de place. Une fois, elle regardait par la fenêtre de la ferme. Une autre fois, elle se tenait sur le côté gauche du tableau, un canard dans les bras…

— L’as-tu vue changer de place, Grand-mère ?

— Non, ça, personne ne l’a vu. Quand elle donnait à manger aux canards ou qu’elle regardait par la fenêtre, elle ne bougeait pas. Ce n’était qu’un petit personnage peint à l’huile. Et de plus, elle grandissait avec les années ! Dix ans plus tard, la petite fille était devenue une jeune fille. Trente ans plus tard, c’était une femme mûre. Cinquante-quatre ans plus tard, elle disparut brusquement du tableau.

— Elle était morte, Grand-mère ?

— Sait-on jamais ? Il se passe de si mystérieux événements dans le monde des sorcières…

— Qu’est-il arrivé au troisième enfant, Grand-mère ?

— La troisième s’appelait Birgit Svenson. Elle vivait en face de ma maison. Un jour, des plumes se sont mis à lui pousser sur le corps. En un mois, elle était devenue une grosse poule blanche. Et bientôt, elle se mit à pondre des œufs ! Pendant des années, ses parents la gardèrent dans un enclos, au milieu du jardin.

— Ils étaient comment ces œufs, Grand-mère ?

— C’étaient les plus gros œufs bruns que j’aie jamais vus. Sa mère en faisait de délicieuses omelettes.

Je regardai Grand-mère, qui ressemblait à une vieille reine assise sur son trône. Ses yeux gris paraissaient fixer un point, au loin. Seul son cigare semblait réel, et des nuages de fumée bleue tournoyaient autour de sa tête.

— Mais la petite fille qui s’est changée en poule, a-t-elle disparu ? demandai-je.

— Non, répondit Grand-mère. Pas Birgit. Elle a vécu ce que vivent les poules, quelques années, en pondant toujours des œufs bruns.

— Tu m’avais dit que tous les enfants avaient disparu.

— Je me suis trompée, répliqua Grand-mère. Je suis vieille et je perds la mémoire.

— Qu’est-il arrivé au quatrième enfant, Grand-mère ?

— Le quatrième était un garçon nommé Harald. Un matin, il se réveilla avec la peau toute jaune, dure et craquelée, comme une vieille noix. Et, le soir, il s’était changé en pierre.

— En pierre ? répétai-je, étonné.

— En granit ! dit Grand-mère. Je t’emmènerai le voir, si tu veux. Ses parents le gardent toujours à la maison. Harald est une petite statue qu’on a placée dans le vestibule. Les visiteurs accrochent leur parapluie à son bras !

Bien que très jeune, je n’étais pas prêt à gober n’importe quoi ! Mais Grand-mère par lait avec conviction, sérieusement, sans jamais sourire, sans un éclair de malice dans ses yeux. Aussi commençai-je à être ébranlé.

— Continue, Grand-mère. Tu m’as dit qu’ils étaient cinq. Qu’est-il arrivé au dernier ?

— Veux-tu tirer une bouffée de mon cigare ?

— Je n’ai que sept ans, Grand-mère.

— Aucune importance, dit-elle. Si tu fumes le cigare, tu ne prendras jamais froid.

— Et le cinquième enfant ? répétai-je.

— Le cinquième… marmonna-t-elle, en mâchonnant le bout de son cigare, comme si elle grignotait une délicieuse asperge. Ce fut un cas très intéressant. Un enfant de neuf ans, nommé Leif, passait ses grandes vacances avec toute sa famille, dans un fjord. Après avoir pique-niqué, ses parents se mirent à nager entre les rochers, et le jeune Lief plongea. Son père, qui l’observait, remarqua qu’il restait sous l’eau plus longtemps que d’habitude. Quand, enfin, il revint à la surface, Lief était devenu un marsouin.

— Non, ce n’est pas vrai ! m’écriai-je.

— C’était un ravissant petit marsouin, extrêmement amical.

— Il a été transformé en marsouin ? dis-je.

— Absolument, répondit Grand-mère. Je connaissais bien sa mère. Elle me raconta que Lief, le marsouin, resta tout l’après-midi avec sa famille, et qu’il promena ses sœurs et ses frères à cheval sur son dos. Ce fut un merveilleux moment. Puis Lief fit au revoir en agitant la nageoire, et s’éloigna. On ne l’a plus jamais revu.

— Mais comment sa famille savait-elle que le marsouin était Lief ?

— Parce qu’il parlait, répondit Grand-mère. Il riait et plaisantait avec eux tout le temps.

— Ça a dû faire un drame dans la famille…

— Pas vraiment, dit Grand-mère. Rappelle-toi que nous avons l’habitude de ce genre d’événement, en Norvège. Les sorcières sont parmi nous. Il y en a probablement une dans la rue, en ce moment. C’est l’heure d’aller au lit.

— Une sorcière pourrait-elle entrer dans ma chambre par la fenêtre ? demandai-je, frissonnant un peu.

— Non, répondit Grand-mère. Une sorcière ne fera jamais des choses aussi stupides que de grimper le long des gouttières et pénétrer chez les gens par effraction. Tu seras en sécurité dans ton lit. Allons, viens, je vais te border.

Comment reconnaître une sorcière ?

Le lendemain soir, après mon bain, Grand-mère m’emmena dans la salle de séjour pour me raconter la suite.

— Aujourd’hui, commença Grand-mère, je vais t’apprendre les détails qui permettent de reconnaître une sorcière.

— À coup sûr ? demandai-je.

— Pas vraiment, répondit-elle. C’est bien là le problème. Mais cela pourra t’être utile.

Elle laissa tomber les cendres de son cigare sur sa robe, et j’espérai qu’elle ne prendrait pas feu avant de m’avoir fait ses révélations.

— D’abord, dit-elle, une sorcière porte des gants.

— Pas toujours, dis-je. Pas en été, lorsqu’il fait chaud.

— Même en été, dit Grand-mère. Elle doit porter des gants. Veux-tu savoir pourquoi ?

— Bien sûr, répondis-je.

— Parce qu’une sorcière n’a pas d’ongles. Elle a des griffes, comme un chat, et elle porte des gants pour les cacher. Remarque que beaucoup de femmes portent des gants, surtout en hiver. Donc, ce détail est insuffisant.

— Maman portait des gants, dis-je.

— Pas à la maison, dit Grand-mère. Les sorcières portent des gants, même chez elles. Elles ne les enlèvent que pour aller dormir.

— Comment sais-tu tout ça, Grand-mère ?

— Ne m’interromps pas sans cesse, dit-elle. Écoute-moi jusqu’au bout. Ensuite une sorcière est toujours chauve.

— Chauve ! m’exclamai-je.

— Chauve comme un œuf, poursuivit Grand-mère.

Quel choc ! Une femme chauve, cela ne court pas les rues !

— Pourquoi sont-elles chauves, Grand-mère ?

— Ne me demande pas pourquoi, répliqua-t-elle.

Mais tu peux me croire. Aucun cheveu ne pousse sur la tête d’une sorcière.

— C’est horrible !

— Répugnant ! dit Grand-mère.

— Si les sorcières sont chauves, dis-je, il est facile de les démasquer.

— Pas du tout, répliqua Grand-mère. Une sorcière porte toujours une perruque, une perruque de première qualité. Il est à peu près impossible de distinguer sa perruque de véritables cheveux. À moins de lui tirer les cheveux !

— C’est ce que je ferai !

— Ne sois pas idiot, dit Grand-mère. Tu ne peux pas tirer les cheveux de toutes les femmes que tu rencontres, même si elles portent des gants ! Essaie, et tu verras ce qui t’arrivera.

— Alors, ce que tu m’apprends ne peut pas me servir, dis-je.

— Aucun de ces détails n’est suffisant, dit Grand-mère. Mais si tu remarques ces deux détails réunis chez la même femme, c’est sûrement une sorcière. Remarque que le port de cette perruque pose un sérieux problème.

— Quel problème ? demandai-je.

— Une irritation de la peau, répondit-elle. Si une actrice porte une perruque, elle la met sur ses cheveux, comme toi ou moi. Mais une sorcière pose directement sa perruque sur son cuir chevelu. Le dessous d’une perruque est toujours rugueux. Ce qui donne une affreuse démangeaison. Les sorcières appellent cela la gratouille de la perruque. Et il ne s’agit pas d’une mince gratouillette.

— Y a-t-il d’autres trucs pour reconnaître une sorcière ?

— Oui, répondit Grand-mère. Observe les narines. Les sorcières ont des narines plus larges que la plupart des gens. Le bord de leurs narines est rose et recourbé, comme celui d’une coquille Saint-Jacques.

— Pourquoi ont-elles de si larges narines ? demandai-je.

— Pour mieux sentir, répondit Grand-mère. Une sorcière a un flair stupéfiant. Elle peut flairer un enfant qui se trouve de l’autre côté de la rue, en pleine nuit.

— Elle ne pourrait pas me sentir, dis-je. Je viens de prendre un bain !

— Détrompe-toi ! s’écria Grand-mère. Un enfant propre sent horriblement mauvais pour une sorcière. Plus tu es sale, moins elle te sent.

— C’est absurde…

— Mais pourtant vrai, dit Grand-mère. Ce n’est pas la saleté que sent la sorcière, mais la propreté ! L’odeur de la peau d’un enfant dégoûte la sorcière. Cette odeur suinte par vagues. Ces vagues puantes, comme disent les sorcières, flottent dans l’air et viennent frapper leurs narines comme une gifle, ce qui les fait tituber !

— Écoute-moi, Grand-mère…

— Ne m’interromps pas, dit-elle. C’est ainsi. Si tu ne t’es pas lavé pendant une semaine, ta peau est sale. Alors, évidemment, les vagues puantes ne suintent pas avec autant de force.

— Je ne prendrai plus de bains, décidai-je, aussitôt.

— N’en prends pas trop souvent, dit Grand-mère. Un bain par mois, c’est bien suffisant pour un enfant.

C’est à ces moments-là que j’aimais le plus Grand-mère.

— Grand-mère, dis-je. S’il fait nuit noire, comment une sorcière sent-elle la différence entre une grande personne et un enfant ?

— Parce que la peau des adultes ne sent pas mauvais, répondit-elle. Seulement la peau des enfants.

— Mais moi, est-ce que j’empeste ?

— Pas pour moi, répondit Grand-mère. Pour moi, tu sens la fraise à la crème. Mais, pour une sorcière, ton odeur est dégoûtante.

— Qu’est-ce que je sens ? demandai-je.

— Le caca de chien, répondit Grand-mère.

— Le caca de chien ! criai-je, complètement abasourdi. Mais ce n’est pas vrai !

— Il y a pire, ajouta Grand-mère avec une pointe de malice. Pour une sorcière, tu sens le caca de chien tout fumant !

— C’est archifaux ! m’écriai-je. Je ne sens pas le caca de chien, fumant ou non !

— C’est un fait, dit Grand-mère. Inutile d’en discuter.

J’étais révolté. Je n’arrivais pas à croire ce que venait d’affirmer Grand-mère.

— Si tu vois une femme se boucher le nez en te croisant dans la rue, ajouta-t-elle, c’est sûrement une sorcière.

— Dis-moi vite un autre détail pour repérer une sorcière, demandai-je, voulant changer de sujet.

— Les yeux, dit Grand-mère. Observe bien les yeux. Les yeux d’une sorcière sont différents des tiens ou des miens. Regarde bien la pupille toujours noire chez les gens. La pupille d’une sorcière sera colorée et tu y verras danser des flammes et des glaçons ! De quoi te donner des frissons !

Grand-mère, satisfaite, s’enfonça dans son fauteuil et rejeta une bouffée de son cigare qui empestait. Moi, j’étais assis à ses pieds, la regardant, fasciné. Elle ne souriait pas, elle avait l’air très sérieuse.

— Y a-t-il d’autres détails ? demandai-je.

— Oui, bien sûr, dit Grand-mère. Tu ne sembles pas très bien comprendre que les sorcières ne sont pas de vraies femmes ! Elles ressemblent à des femmes. Elles parlent comme des femmes. Elles agissent comme des femmes. Mais ce ne sont pas des femmes ! En réalité, ce sont des créatures d’une autre espèce, ce sont des démons déguisés en femmes. Voilà pourquoi elles ont des griffes, des crânes chauves, des grandes narines et des yeux de glace et de feu. Elles doivent cacher tout cela, pour se faire passer pour des femmes.

— Y a-t-il d’autres trucs pour les démasquer, Grand-mère ? répétai-je.

— Les pieds, dit-elle. Elles n’ont pas d’orteils.

— Pas d’orteils ! m’écriai-je. Mais qu’est-ce qu’elles ont à la place ?

— Rien, répondit Grand-mère. Elles ont des pieds au bout carré, sans orteils.

— Marchent-elles avec difficulté ? demandai-je.

— Un peu, répondit Grand-mère. Elles ont quelques problèmes avec les chaussures. Toutes les femmes aiment porter de petits souliers pointus, mais une sorcière, dont les pieds sont très larges et carrés, éprouve un véritable calvaire pour se chausser.

— Pourquoi ne portent-elles pas des souliers confortables au bout carré ?

— Elles n’osent pas, répondit Grand-mère. De même qu’elles cachent leur calvitie sous des perruques, les sorcières cachent leurs pieds carrés dans de jolies chaussures pointues.

— Ce doit être terriblement inconfortable, dis-je.

— Extrêmement inconfortable, dit Grand-mère. Mais elles les portent quand même.

— Donc, ce détail-là ne m’aidera pas à reconnaître une sorcière ? dis-je.

— En effet ! soupira Grand-mère. Tu peux, si tu es très attentif, reconnaître une sorcière, parce qu’elle boite légèrement.

— Est-ce qu’il y a d’autres détails. Grand-mère ?

— Oui, il y a un détail de plus, répondit Grand-mère. Un dernier détail. La salive d’une sorcière est bleue.

— Bleue ! m’écriai-je. C’est impossible ! Aucune salive n’est bleue.

— Bleu myrtille ! précisa-t-elle.

— C’est absurde, Grand-mère. Aucune femme n’a la salive bleu myrtille !

— Si, les sorcières ! répliqua-t-elle.

— Bleue comme de l’encre ? demandai-je.

— Exactement, dit-elle. Elles utilisent des porte-plume et elles n’ont qu’à lécher la plume pour écrire !

— Si une sorcière me parlait, je pourrais voir cette salive bleue, Grand-mère, oui ou non ?

— Seulement si tu regardes attentivement, répondit-elle. Très attentivement. Tu pourrais voir un peu de bleu sur leurs dents. Mais cela ne se voit presque pas.

— Et si elle crache ? demandai-je.

— Les sorcières ne crachent jamais, répondit Grand-mère. Elles n’osent pas.

Je ne pouvais pas croire que Grand-mère était en train de me raconter des bobards. Elle allait à la messe tous les matins, et récitait le bénédicité avant chaque repas. Une personne si chrétienne ne ment jamais. Je finissais par croire tout ce qu’elle m’avait appris, mot pour mot.

— Voilà, dit Grand-mère. C’est tout ce que je peux te donner comme renseignements sur les sorcières. Cela t’aidera un peu. On ne peut jamais être absolument sûr qu’une femme n’est pas une sorcière, juste au premier coup d’œil. Mais si une femme porte des gants et une perruque, si elle a de grandes narines et des yeux de glace et de feu, et si ses dents sont légèrement teintées de bleu… alors, file à l’autre bout du monde !

— Grand-mère, quand tu étais petite, as-tu rencontré une sorcière ?

— Une fois, dit Grand-mère. Rien qu’une fois.

— Et qu’est-il arrivé ?

— Je ne veux pas te le dire, répondit Grand-mère. Cela t’effraierait et te donnerait des cauchemars.

— S’il te plaît, raconte-moi, priai-je.

— Non, dit-elle. Certaines choses sont trop horribles pour être racontées.

— Est-ce que cela a un rapport avec le pouce qui te manque ? demandai-je.

Soudain, les vieilles lèvres ridées se fermèrent comme des tenailles. La main qui tenait le cigare (celle qui n’avait plus de pouce) se mit à trembler.

J’attendais. Elle ne me regardait plus. Elle ne me parlait plus. Elle s’était refermée comme un escargot dans sa coquille. La conversation était finie.

— Bonne nuit, Grand-mère, dis-je, en me redressant et en l’embrassant sur la joue.

Elle ne bougea pas.

Je quittai la pièce en catimini, et je partis me coucher.

La grandissime sorcière

Le lendemain, un homme vêtu de noir, une serviette de cuir à la main, se présenta chez Grand-mère. Il eut une longue conversation avec elle, dans la salle à manger. Je n’eus pas le droit d’entrer, mais, après le départ de l’homme, Grand-mère s’approcha lentement de moi, l’air attristé.

— Le notaire m’a lu le testament de ton père, dit-elle.

— Qu’est-ce qu’un testament ? demandai-je.

— C’est un document sur lequel on écrit qui va hériter de l’argent ou des biens que l’on possède, après sa mort. Mais surtout, si l’on a un enfant, le testament indique la personne qui va s’en occuper, après la mort des deux parents.

— C’est bien toi qui vas t’occuper de moi ? m’écriai-je, pris de panique. Pas quelqu’un d’autre ?

— Non, dit Grand-mère. Ton père n’aurait jamais voulu ça. Sur le testament, il me demande de veiller sur toi tant que je vivrai. Mais il ajoute qu’il faut que je te ramène chez toi, en Angleterre.

— Pourquoi ne pas rester en Norvège ? demandai-je. Tu m’as dit que tu ne pourrais pas vivre ailleurs !

— Je sais, fit-elle. Mais il y a des problèmes compliqués d’argent et de maison, que tu aurais du mal à comprendre. Toute ta famille est norvégienne, mais tu es né en Angleterre, tu y as commencé tes études, et ton père veut que tu les continues là-bas.

— Oh, Grand-mère ! m’écriai-je. Je sais que tu n’as pas du tout envie d’aller vivre en Angleterre.

— Non, bien sûr, mais il le faut, dit Grand-mère. Le testament précise que ta mère le désire aussi, et je dois respecter les dernières volontés de tes parents. Il n’y a rien d’autre à faire. La rentrée du deuxième trimestre commence dans quelques jours. Donc, pas de temps à perdre pour préparer nos valises.

La veille de notre départ, Grand-mère reprit son sujet favori, les sorcières.

— Il n’y a pas autant de sorcières en Angleterre qu’en Norvège.

— Avec tout ce que tu m’as appris, dis-je, je saurai les éviter.

— Je l’espère, soupira Grand-mère. Car les sorcières anglaises sont les plus méchantes du monde.

Tandis qu’elle fumait son cigare nauséabond, je regardais la main au pouce manquant. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Cela me fascinait. Je me demandais quelle horrible chose était arrivée lorsque Grand-mère, petite fille, avait rencontré une sorcière. Cela avait dû être absolument épouvantable, sinon elle me l’aurait raconté. J’essayais de deviner… Lui avait-on dévissé le pouce ? Avait-elle été obligée de le fourrer dans le bec d’une bouilloire ? Ou lui avait-on arraché le pouce comme on arrache une dent ?

— Dis-moi, Grand-mère, pourquoi les sorcières anglaises sont-elles les plus méchantes au monde ? demandai-je.

— Eh bien, fit-elle, en rejetant une bouffée de son affreux cigare, leur tour favori est de préparer des poudres pour changer les enfants… en animaux dégoûtants !

— En quoi, par exemple ?

— En limaces ! Les grandes personnes détestent les limaces, alors, elles les écrasent, sans savoir qu’il s’agit de leurs enfants.

— Mais c’est horrible ! m’écriai-je.

— Parfois, elles les changent en puces, continua Grand-mère. Et les mères, sans savoir ce qu’elles font, bombardent leurs enfants d’insecticide, et adieu !

— Tu m’inquiètes, Grand-mère. Je ne veux pas retourner en Angleterre.

— J’ai connu des sorcières anglaises, poursuivit-elle, qui transformaient des enfants en faisans. Le jour de l’ouverture de la chasse, elles libéraient les faisans dans les forêts.

— Ouille ! Et les faisans se faisaient tuer ?

— Évidemment, affirma Grand-mère. Ensuite, on les plumait, on les rôtissait à la broche, et l’on s’en régalait au dîner.

Je m’imaginais, transformé en faisan, volant, fuyant désespérément les chasseurs, plongeant, tournant, évitant les balles qui explosaient autour de moi.

— Oui, continua Grand-mère. Les sorcières anglaises adorent regarder les grandes personnes se débarrasser de leurs propres enfants !

— Mais je ne veux plus aller en Angleterre, Grand-mère !

— Je te comprends, mon petit. Mais il faut respecter les dernières volontés de tes parents.

— Est-ce que les sorcières sont différentes d’un pays à l’autre ?

— Complètement différentes, répondit Grand-mère. Mais je ne connais pas bien ce qui se passe dans certains pays.

— Connais-tu les sorcières d’Amérique ? demandai-je.

— Pas vraiment, répondit-elle. Mais on raconte que, là-bas, les sorcières américaines arrivent à faire manger leurs bébés aux parents !

— Oh, c’est incroyable ! m’exclamai-je.

— C’est un bruit qui court, dit-elle.

— Comment peuvent-elles y arriver ? demandai-je.

— En transformant les bébés en hot dogs, répondit Grand-mère. Ce n’est pas bien difficile, pour une sorcière !

— Est-ce que chaque pays a des sorcières ?

— Oui, dit Grand-mère. Là où il y a des gens, il y a des sorcières. Il existe même une Société secrète de Sorcières dans chaque pays !

— Et elles se connaissent toutes ?

— Non, dit Grand-mère. Une sorcière ne connaît que les sorcières de son pays. Il lui est interdit de communiquer avec l’étranger. Mais toutes les sorcières d’Angleterre se connaissent bien et sont amies. Elles se téléphonent, échangent des recettes abominables. Dieu sait de quoi elles peuvent parler ! Cela me rend malade d’y penser !

Assis par terre, je regardais Grand-mère. Elle écrasa son mégot dans le cendrier, et croisa les mains sur son ventre.

— Une fois par an, reprit-elle, les sorcières de tous les pays se réunissent en secret, pour écouter la conférence de la plus grande sorcière du monde, la Grandissime Sorcière.

— La Grandissime Sorcière ? répétai-je, étonné.

— C’est leur chef, répondit Grand-mère. La Grandissime Sorcière est toute-puissante et sans pitié. Toutes les sorcières sont paralysées de peur, en face d’elle. Elles ne voient la Grandissime Sorcière qu’une fois par an au cours de cette conférence, qui doit déclencher l’enthousiasme et raviver les ardeurs. La Grandissime Sorcière voyage de pays en pays pour donner des consignes partout.

— Où se réunissent-elles, Grand-mère ?

— Il court toutes sortes de bruits, répondit-elle. On raconte qu’elles louent des chambres dans des hôtels modernes, possédant des salles de conférences, comme n’importe quelle association de femmes. Il paraît qu’il se passe de drôles de choses dans ces hôtels. Les lits ne sont jamais défaits, il y a des traces de brûlures sur les tapis, des crapauds dans les baignoires… et, un jour, un cuisinier trouva un bébé crocodile qui nageait dans sa soupe !

Grand-mère tira une autre bouffée de son cigare, et aspira profondément.

— Où habite la Grandissime Sorcière ? demandai-je.

— Personne ne le sait, répondit Grand-mère. Sinon, on pourrait facilement la détruire. Des sorcièrologues du monde entier ont passé leur vie à essayer de découvrir son quartier général.

— Qu’est-ce qu’un sorcièrologue ?

— Une personne qui étudie les sorcières, répondit Grand-mère.

— Es-tu sorcièrologue, toi-même, Grand-mère ?

— Oui, mon petit, mais à la retraite. Je suis beaucoup trop vieille pour continuer la tâche. Mais, dans ma jeunesse, j’ai parcouru le monde pour dénicher la Grandissime Sorcière… Je n’ai jamais réussi.

— Est-elle riche ? demandai-je.

— La Grandissime Sorcière roule sur l’or, répondit Grand-mère. Il paraît qu’elle a une imprimerie clandestine qui fabrique des billets de banque. Après tout, les billets ne sont que des bouts de papier avec des dessins. Si l’on a l’imprimerie et le papier, on peut, tout comme les banques d’État, fabriquer de faux billets aussi vrais que les vrais ! À mon avis, la Grandissime Sorcière doit fabriquer tous les billets qu’elle veut, et les distribuer aux sorcières.

— Même des billets étrangers ? demandai-je.

— Cette imprimerie peut fabriquer des billets chinois, si la Grandissime Sorcière le veut bien. Il lui suffit d’appuyer sur le bon bouton.

— Mais… dis-je, puisque personne n’a jamais vu cette Grandissime Sorcière, comment peux-tu être sûre qu’elle existe ?

— Personne n’a vu le diable, dit Grand-mère en me regardant sévèrement. Pourtant, nous savons bien qu’il existe !

Le lendemain, nous prenions un bateau à destination de l’Angleterre. Bientôt, je me retrouvai dans notre vieille maison familiale du Kent, seul avec Grand-mère. Puis le deuxième trimestre commença. J’allais à l’école et tout me semblait redevenu normal.

Au fond du jardin, il y avait un énorme marronnier. Timmy (mon meilleur ami) et moi, nous avions commencé à construire une magnifique cabane dans les branches. Nous ne travaillions que les week-ends, mais tout avançait à merveille. D’abord, nous avions fabriqué le plancher, en clouant de larges planches sur deux branches. En un mois, le plancher était terminé. Puis nous avions construit une balustrade en bois, et il ne nous restait plus qu’à faire le toit. C’était le plus difficile.

Un samedi après-midi, alors que Timmy avait la grippe, je décidai d’attaquer le toit, moi tout seul. J’adorais être dans le marronnier, entouré de feuillage, comme si je me trouvais dans une grotte verte. La hauteur ajoutait du piquant. Grand-mère m’avait averti que je risquais de tomber et de me casser la jambe. Quand je jetais un coup d’œil en bas, un frisson de vertige me parcourait l’échine.

Je clouais la première planche du toit, lorsque, soudain, du coin de l’œil, j’aperçus une femme, dans le jardin. Elle me souriait de façon bizarre. Quand les gens sourient, leurs lèvres s’étirent de chaque côté. Les lèvres de cette femme s’étiraient en hauteur, découvrant ses dents de devant et des gencives rouges comme de la viande crue.

C’est toujours agaçant de se rendre compte qu’on est observé, lorsqu’on se croit seul.

Et puis, que fabriquait cette inconnue dans notre jardin ?

Je remarquai qu’elle portait un petit chapeau noir, et que ses gants noirs lui remontaient jusqu’aux coudes.

Des gants ! Elle portait des gants !

Mon sang se glaça.

— Je t’apporte un cadeau, dit l’étrange inconnue, en me souriant toujours.

Je ne dis rien.

— Descends de cet arbre, petit garçon, continua-t-elle, et je te donnerai un cadeau extraordinaire.

Elle avait une voix de crécelle, comme si sa gorge était tapissée de punaises.

Toujours souriant affreusement, la femme introduisit lentement sa main gantée dans son sac, et en sortit un petit serpent vert et scintillant qu’elle tendit dans ma direction.

— Il est apprivoisé, dit-elle.

Le serpent s’enroula autour de son bras.

— Si tu descends, je te le donne, poursuivit-elle.

« Au secours, Grand-mère ! » pensai-je.

Pris de panique, je laissai tomber le marteau, et grimpai dans le marronnier comme un singe. Arrivé au sommet, je grelottais de peur. Je ne voyais plus la femme. Le feuillage me cachait d’elle.

Je restai perché là-haut, immobile, pendant des heures, jusqu’à la tombée de la nuit. Enfin, j’entendis Grand-mère m’appeler.

— J’arrive ! hurlai-je.

— Viens tout de suite ! cria-t-elle. Il est déjà neuf heures !

— Grand-mère ! Est-ce que la femme est partie ?

— Quelle femme ? répliqua Grand-mère.

— La femme aux gants noirs !

Il y eut un grand silence. Grand-mère n’arrivait plus à parler, comme si elle avait reçu un choc.

— Grand-mère, où es-tu ? hurlai-je, affolé. Est-elle partie, la femme aux gants noirs ?

— Oui, cette femme est partie, répondit enfin Grand-mère. Je suis là et je te protège. Tu peux descendre.

Je descendis de mon marronnier en tremblant. Grand-mère me prit dans ses bras.

— J’ai vu une sorcière, dis-je.

— Entre, fit-elle. Tu seras en sécurité avec moi, à la maison.

Elle me prépara un bon chocolat chaud et bien sucré.

— Raconte-moi tout, dit-elle.

À la fin de mon histoire, Grand-mère frissonnait. Sa figure était couleur de cendre, et je la vis jeter un coup d’œil sur sa main sans pouce.

— Tu sais ce que cela signifie, dit-elle. Il y a une sorcière dans notre quartier. Désormais, je t’accompagnerai à l’école.

— Crois-tu qu’elle m’en veuille spécialement ? demandai-je.

— Non, je ne crois pas, répondit Grand-mère.

Après cette mésaventure, je devins un garçon très méfiant. Si je me promenais seul dans la rue, et qu’une femme portant des gants s’approchait de moi, je changeais aussitôt de trottoir ! Et comme il fit très froid durant tout le mois, presque tout le monde portait des gants ! Fort curieusement, je ne revis plus jamais la femme aux gants noirs et au serpent vert.

Ce fut ma première sorcière. Mais pas ma dernière…

6 Replies to “Sacrées sorcières de Roald Dahl”

  1. Dans le texte de Roald Dahl, nous assistons à une perception de la sorcière qui se veut méchante, mesquine, manipulatrice et qui veut du mal aux enfants. Il y a aussi la notion de « vraie sorcière » qui est abordée. Par exemple, il est mentionné que les sorcières à la Blanche Neige ne sont que pure invention, et qu’une vraie sorcière, peut, à quelques exceptions près, s’avérer être n’importe quelle femme que l’on croise dans la rue. Ainsi, on comprend que les sorcières sont dangereuses, car elles s’incluent trop bien en société, grâce à des accessoires pour cacher les traits pouvant les trahir. C’est un phénomène tellement inquiétant et inexpliqué qu’on en vient à se méfier de toutes les femmes que l’on rencontre. Ce texte perpétue la peur.

  2. La femme, dans le texte de Roald Dahl, n’est pas tout de suite perçue comme mauvaise, mais plus la lecture avance, plus on est insité à craindre toutes les femmes, dans le doute qu’une d’entre elles ne soient une sorcière.

  3. Pour Roald Dahl, les stéréotypes de la sorcière méchante, terrifiante même, servent très bien à banaliser les atrocités qui ont eu lieu dans l’Histoire. Inconsciemment, l’auteur crée une association entre la méfiance que quelqu’un devrait avoir envers une sorcière, dans l’imaginaire, et la méfiance que quelqu’un devrait avoir envers les femmes en général, dans la réalité. La conclusion semble donc évidente; l’imaginaire véhiculée ici comme justification pour un comportement dans la réalité participe en fait à la stigmatisation et à la perpétuation de stéréotypes envers les femmes. En faisant de même, l’auteur contribue à une bataille qui utilise de façon actualisée la même technique que celle de Pierre de Lancer dans le texte de Catherine Clément, soit celle de démoniser les femmes qui ont les caractéristiques des sorcières afin de premièrement, les réprimander et les garder sous le contrôle de l’homme; deuxièmement, de faire peur aux gens pour diviser et garder les femmes apparemment « sorcières » séparées des autres.

  4. Dans le texte de Roald Dahl, la figure abstraite de la sorcière est appliquée comme un filtre par dessus les femmes réelles que le personnage rencontre. C’est-à-dire que la conclusion de la femme sorcière part d’une conception abstraite et s’applique à la réalité. Dans le texte de Catherine Clément, de Lancre est présenté comme un personnage obsessif, qui, en voyant les femmes libérées des contraintes de la société vaquer à leurs occupations, les insère dans sa vision fantaisiste de sa réalité, allant donc à l’inverse du processus mental de représentation présent dans le premier texte. Ce sont deux visions qui s’opposent, soit la représentation de l’enfant naïf et celle de l’adulte aigri.

    1. Ce qui est ironique, ici, c’est que l’enfant est celui qui vit le plus rationnellement. Il ne fait qu’appliquer une suspicion imaginaire à la réalité, mais il vit quand même dans la réalité. de Lancre, lui, vit complètement dans l’imaginaire, et apporte ces femmes, réelles, dans son monde imaginaire pour les pervertir, les fantasmer, et les projeter intentionnellement à sa vision tordue et idéalisée de la femme.

  5. D’une part, l’extrait de Roald Dahl présente une vision de la femme et de la sorcière d’abord dans sa tête, pour ensuite la projeter dans la réalité. Nous assistons donc à une présentation des mythes retrouvés dans notre imaginaire, là où les sorcières portent d’affreux chapeaux. Ensuite, pose les prémisse de ce qu’est une vrai sorcière: elle sait se camoufler, occupe un emploi banal ainsi que des vêtements qui n’ont rien d’extravagants. La femme n’est pas épargnée, qu’elle soit sorcière ou non, faisant en sorte que la visions est biaisé par un paternaliste insécure. Sorcière, elle est tueuse, maléfique et vicieuse tandis que normale, elle est « adorable ». Adjectif infantilisant, souvent utilisé pour complimenter un bébé.

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