JOHN DEWEY

Le public et ses problèmes

Chapitre quatre

L’ÉCLIPSE DU PUBLIC

(Extrait 3)

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Désormais, ce sont eux qui veulent qu’on les laisse tranquilles et qui poussent le cri de guerre de la liberté pour l’industrie, l’épargne, le contrat et leurs fruits pécuniaires. Aux EtatsUnis, le mot « libéral », en tant que désignation d’un parti, est encore employé pour désigner un progressisme dans les questions politiques. Dans la plupart des autres pays, le parti « libéral » est celui qui représente les intérêts commerciaux et financiers acquis et établis en protestation contre la régulation gouvernementale. L’ironie de l’histoire n’est nulle part plus sensible que dans le retournement de la signification pratique du terme « libéralisme », et ce, en dépit de la continuité littérale de la théorie.

L’apathie politique, qui est un produit du décalage entre les pratiques actuelles et la structure politique traditionnelle, provient de l’inaptitude des gens à s’identifier avec des questions à l’ordre du jour précises. Ces dernières sont difficiles à trouver et à localiser dans les grandes complications de la vie moderne. Quand les cris de guerre traditionnels n’ont plus d’impact sur les mesures politiques pratiques qui les expriment, on y voit des bêtises et on les rejette facilement. Plutôt qu’une conviction raisonnée, seules l’habitude et la tradition, ainsi qu’une foi assez vague dans l’accomplissement des devoirs civiques, envoient dans les bureaux de vote un pourcentage considérable des cinquante pour cent des gens qui votent encore. Et il est bien connu que pour la plupart, ceux-ci votent contre et non pour quelque chose ou quelqu’un, sauf quand des organismes puissants créent un sentiment de panique. Quelle qu’ait été leur aptitude à exprimer les intérêts vitaux de l’époque où ils sont nés, les vieux principes ne sont plus adaptés à la vie contemporaine telle qu’elle est vécue. Des milliers de gens ressentent leur vacuité même s’ils ne parviennent pas à articuler leur sentiment. La confusion qui a résulté de l’ampleur et des ramifications des activités sociales a rendu les hommes sceptiques à l’égard de l’efficacité de l’action politique. Qui suffit à tout cela ? Les hommes sentent qu’ils sont pris dans un flot de forces trop vastes pour qu’ils les comprennent ou les maîtrisent. La pensée est immobilisée et l’action, paralysée. Même le spécialiste trouve difficile de repérer la chaîne de « causes et d’effets » ; même lui agit souvent après-coup, en regardant en arrière ; dans l’intervalle, les activités sociales ont continué et produit un nouvel état de choses.

Des considérations similaires rendent compte de la dépréciation à l’égard de la machinerie de l’action politique démocratique par rapport à la reconnaissance de plus en plus fréquente du besoin d’administrateurs experts. Par exemple, un des sous-produits de la guerre a été l’investissement du gouvernement dans Muscle Shoals pour la fabrication de l’azote, un produit chimique d’une grande importance aussi bien pour l’agriculteur que pour les armées en campagne. L’installation et l’utilisation de l’usine sont devenues des questions politiques débattues. Les questions impliquées — des questions de science, d’agriculture, d’industrie et de finance — sont extrêmement techniques. Combien d’électeurs sont-ils compétents pour évaluer tous les facteurs devant être pris en considération pour parvenir à une décision ? Et même s’ils pouvaient acquérir une compétence après avoir étudié le sujet, combien ont le temps de s’y consacrer ? Il est vrai que cette question n’est pas directement soumise aux électeurs, mais la difficulté technique de ce problème se ressent aussi dans les troubles et la paralysie qui frappent les législateurs dont le travail est de s’occuper de ce problème. Cette situation déjà confuse est encore compliquée par l’invention de méthodes plus rapides et plus économiques pour produire des nitrates. Autre exemple : le développement rapide de l’électricité hydraulique et des lignes de haute tension est une question d’intérêt public. À long terme, peu de questions seront plus importantes que celle-ci. Mis à part les corporations d’affaire et quelques ingénieurs qui y ont un intérêt direct, combien sont les citoyens qui disposent des données ou de l’aptitude nécessaires pour obtenir et estimer les faits impliqués par la résolution de ce problème ? Une dernière illustration, les transports par route ou par voie de chemin de fer, ainsi que la commercialisation des produits alimentaires, sont deux aspects qui concernent intimement le public local. Mais l’histoire de la politique municipale révèle que, le plus souvent, une période d’indifférence succède à une flambée soudaine d’intérêt intense. Les résultats atteignent la masse des gens jusque dans leur vie quotidienne. Mais la taille même, l’hétérogénéité et la mobilité des populations urbaines, le vaste capital requis, le caractère technique des problèmes industriels abordés, tout cela finit bientôt par lasser l’attention de l’électeur moyen. Je pense que ces trois exemples sont assez typiques. Les ramifications des questions portées à la connaissance du public sont si grandes et si embrouillées, les problèmes techniques impliqués sont si spécialisés, les détails sont si nombreux et si changeants que le public ne peut s’identifier lui-même et se maintenir longtemps. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de public ou un grand ensemble de personnes ayant un intérêt commun pour les conséquences des transactions sociales. Il y a trop de public, un public trop diffus, trop éparpillé et trop embrouillé dans sa composition. Et il y a de trop nombreux publics, car les actions conjointes qui sont suivies de conséquences indirectes, graves et persistantes, sont innombrables au-delà de toute comparaison ; et chacune d’elles croise les autres et engendre son propre groupe de personnes particulièrement affectées, tandis que presque rien ne maintient ensemble ces différents publics dans un tout intégré.

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