La domination et les arts de la résistance
(Extraits)
I – Derrière l’histoire officielle
Mais je veux savoir si je puis te rapporter avec franchise ce qui se passe là-bas, ou si je dois abréger mon récit. Car je redoute tes promptes colères, roi, ton caractère irascible et tyrannique.
Euripide, Les Bacchantes
Le laboureur et l’artisan, pour asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant; mais le tyran voit ceux qui l’entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent ses propres désirs. Ce n’est pas le tout de lui obéir, il faut encore lui complaire; il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires, et puisqu’ils ne se plaisent qu’à son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sein, qu’ils forcent leur tempérament et dépouillent leur naturel. Il faut qu’ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées.
Est-ce là vivre heureux? Est-ce même vivre?
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire
Et la haine la plus intense naît de la peur, qui force au silence et canalise la passion vers un violent désir de revanche, vers l’annihilation imaginaire de l’objet haï, un peu comme dans ces rites de vengeance clandestin où les persécutés trouvent à extérioriser sinistrement leur rage.
George Eliot, Daniel Deronda
Si l’expression « dire la vérité au pouvoir » sonne toujours de manière quelque peu utopique, y compris dans les démocraties modernes, c’est qu’elle est bien rarement pratiquée. Que le faible recoure à la dissimulation face au pouvoir n’a d’ailleurs rien de bien surprenant : la pratique est universelle. Tellement universelle, en fait, qu’on la retrouve dans des situations où le pouvoir en question est exercé bien en deçà de l’acceptation usuelle du mot, de sorte qu’on le reconnaît à peine. Ainsi, la plupart des rapports sociaux « normaux » exigent de nous un échange de politesse et de sourires avec les autres – sans pour autant que l’estime que nous concevons à leur égard soit à la hauteur de ces marques de courtoisie. On pourrait dire que le pouvoir des normes sociales telles que l’étiquette et la bienséance nous force en quelque sorte à sacrifier un certain degré de franchise afin d’entretenir des relations sereines avec autrui. Cette forme de prudence peut également avoir une dimension stratégique : il se pourrait bien que la personne à laquelle nous communiquons cette image faussée soit en position de nous nuire, ou au contraire de nous aider. George Eliot avait ainsi probablement raison lorsqu’elle écrivait que « sans un petit peu de théâtre, il n’y a point d’action possible ».
Ce petit théâtre de la civilité nous intéressera cependant moins, dans ce qui suit, que le jeu – également entendu au sens théâtral – auquel la vaste majorité des gens doit se soumettre depuis la nuit des temps. Je pense ici à la performance publique imposée à tous ceux qui sont pris dans des formes élaborées et systématiques de domination sociale : le travailleur face au patron, le serf face au seigneur, l’esclave face au maître, l’intouchable face au brahmane, ou le membre d’une race asservie face à celui d’une race dominante. À de rares, mais néanmoins non négligeables, exceptions près, la prudence, la crainte, ou le désir d’obtenir certaines faveurs vont modeler la performance publique du subordonné, afin de satisfaire les attentes du dominant. J’utiliserai le terme texte public pour décrire cette interaction entre les subordonnés et ceux qui les dominent[1]. Le texte public peut aisément induire l’observateur en erreur, et, à tout le moins, il n’épuise que très rarement la richesse sémantique de la relation de pouvoir – il est d’ailleurs souvent dans l’intérêt des deux partis de mettre tacitement en œuvre une performance fallacieuse. Le récit autobiographique de la vie du père Tiennon, un vieux métayer français de la fin du XIXe siècle, fourmille d’exemples d’une certaine déférence prudente et insidieuse, tout à fait caractéristique du texte public : « Quand il [le fermier qui avait renvoyé son père] traversait les Craux, allant à Meillers, il lui arrivait de s’arrêter pour me parler : et je faisais l’aimable en dépit du mépris qu’il m’inspirait[2]. »
Le père Tiennon s’enorgueillit d’avoir appris « l’art de la dissimulation, si nécessaire dans la vie[3] », à la différence de son père qui, en son temps, avait manqué à la fois d’habileté et de chance. De la même manière, les autobiographies d’anciens esclaves du sud des États-Unis font abondamment référence à une nécessaire duplicité :
Comme je connaissais le pouvoir des Blancs et leur hostilité envers les personnes de couleur, j’évitais toujours dans mon comportement de leur paraître désagréable […]. D’abort, je dissimulais le peu de biens ou d’argent que j’avais en ma possession, et j’endossais autant que possible l’apparence d’un esclave. Ensuite, je m’efforçais toujours de passer pour moins intelligent que je ne l’étais en réalité. Tous les Noirs du Sud, esclaves ou affranchis, savent qu’il leur faut respecter ces quelques règles pour leur tranquillité et leur sécurité[4].
Si, pour survivre, les membres des groupes subordonnés doivent ainsi savoir gérer d’une manière particulière les impressions qu’ils donnent d’eux-mêmes dans le cadre de situations de pouvoir, la duplicité de leur comportement échappe néanmoins rarement aux dominants les plus observateurs. Notant la manière dont ses esclaves devenaient inhabituellement silencieux dès que les conversations entre Blancs abordaient, par exemple, les dernières nouvelles du front lors de la guerre de Sécession, Mary Chestnut se rendait bien compte que ces silences cachaient quelque chose : « Les voilà qui vaquent sous leurs masques noirs, sans montrer une seule once d’émotion, alors que sur tous les autres sujets ceux de leur race sont toujours tellement excités! À l’heure qu’il est, ce Dick est d’un silence si insondable qu’il pourrait faire un Sphinx égyptien tout à fait respectable[5]. »
Je voudrais ici proposer une première généralisation un peu grossière, sur laquelle il me faudra revenir par la suite : plus la disparité est grande entre le pouvoir du dominant et celui du subordonné, et plus ce pouvoir est exercé de manière arbitraire, plus le texte public joué par le subordonné aura un caractère stéréotypé et ritualisé. En d’autres termes, plus le pouvoir est menaçant, plus le masque se fait épais. Dans ce contexte, on pourrait imaginer des situations allant d’une conversation entre amis, aux statuts et aux niveaux de pouvoirs équivalents, à un camp de concentration, dans lequel le texte public de la victime porte l’expression de l’effroi devant la mort. La très grande majorité des exemples historiques de subordination systématique que nous aborderons dans ce qui suit se situe entre ces deux extrêmes.
Au-delà de son caractère jusqu’à présent un peu superficiel, cette première description attire déjà notre attention sur plusieurs aspects des relations de pouvoir, tous liés au fait que l’interaction se limite en fait très rarement à ce qu’en dit le seul texte public. D’abord, ce dernier est une source d’information assez médiocre sur l’opinion des subordonnés : le sourire diplomatique et les politesses du père Tiennon dissimulent sa colère et son désir de vengeance. À tout le moins, l’examen critique de la relation de pouvoir entre le fort et le faible telle qu’elle est rapportée dans le texte public pourra suggérer que les gages de respect et d’agrément donnés par le second sont parfois purement tactiques. En outre, lorsque le dominant suspecte le texte public de n’être « que » représentation théâtrale, il ne croit pas en son authenticité. Il n’y a alors qu’un pas entre cette défiance et l’idée commune à de nombreux groupes dominants selon laquelle les subordonnés sont par nature dissimulateurs, menteurs, et tricheurs. Enfin, le sens équivoque du texte public suggère les rôles fondamentaux joués par l’artifice et la surveillance dans les rapports de pouvoir. Les subordonnés feignent déférence et consentement, tout en essayant de discerner l’humeur et les intentions du détenteur d’un pouvoir potentiellement menaçant. Comme le dit bien le proverbe favori des esclaves jamaïcains : «Quand tu veux découvrir la vérité, joue à l’idiot. » Le détenteur du pouvoir, de son côté, affiche commandement et maîtrise, mais tâche en même temps de percer le masque du subordonné et de déchiffrer ses véritables intentions. Dans ce qui suit, cette dialectique du déguisement et de la surveillance imprégnant les relations des forts et des faibles va nous aider à comprendre les schèmes culturels de la domination et de la subordination.
Le jeu induit par les situations de domination engendre généralement un texte public étroitement conforme à l’ordre des choses tel que les dominants voudraient le voir apparaître, et si ceux-ci ne contrôlent jamais le déroulement de la pièce de manière absolue, leurs souhaits s’imposent néanmoins le plus souvent. À court terme, il est de fait dans l’intérêt des subordonnés de proposer une interprétation assez crédible, en disant le texte et en faisant les gestes qui sont attendus d’eux. Par conséquent, le texte public est systématiquement biaisé – sauf en cas de cris – en faveur du scénario et des discours choisis par les dominants. En des termes plus idéologiques, on pourrait dire que le caractère accommodant du texte public démontre généralement de manière probante l’hégémonie du discours et des valeurs des dominants. C’est d’ailleurs précisément dans ce registre public que les effets des relations de pouvoir sont les plus manifestes. Pour cette raison, toute analyse fondée exclusivement sur le texte public a de grandes chances de conclure que les groupes subordonnés avalisent les termes de leur domination et se comportent en partenaires consentants, voire enthousiastes, de cette dernière.
Un sceptique pourrait néanmoins fort bien demander ici à quel titre nous pouvons prétendre déterminer, sur la seule base du texte public, si la performance est véridique ou non. De quels éléments disposons-nous, ne serait-ce que pour utiliser le mot « performance », et déjà émettre par là un doute sur l’authenticité du discours? Réponse : il est tout à fait certain que nous ne serons en mesure d’établir le degré auquel la performance est artificielle ou forcée que si nous pouvons approcher l’acteur en coulisse, hors du contexte particulier de la relation de pouvoir – sauf si celui-ci déclare ouvertement, sur scène, que les performances auxquelles nous avons assisté étaient feintes[6]. Faute d’un accès privilégié à l’arrière-scène et à moins d’une rupture au sein même de la performance, il nous est donc impossible de remettre en question le statut d’une représentation, qui pourra bien être convaincante tour en étant fausse.
Comme le discours du subordonné en présence du dominant constitue le texte public, le terme texte caché sera de son côté utilisé pour caractériser le discours qui a lieu dans les coulisses, à l’abri du regard des puissants. Le texte caché a de la sorte un caractère situé : il consiste en des propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent, hors de la scène, ce qui transparaissait dans le texte public[7]. Par définition, nous ne saurions préjuger de la relation entre ce qui est dit en face du pouvoir et ce qui est dit derrière son dos. Les relations de pouvoir ne sont, hélas! pas limpides au point que nous puissions aisément déclarer faux ce qui est proclamé ouvertement et vrai ce qui est chuchoté sous le manteau. Il serait tout aussi simpliste de décrire le texte public comme ancré dans le domaine de l’obligation et le texte caché dans celui de la liberté. Ce que l’on peut affirmer, néanmoins, c’est qu’il est très probable que le texte caché sera produit pour un auditoire distinct de celui du texte public, et dans des conditions de pouvoir différentes. En évaluant le décalage entre les deux types de textes, on pourra commencer à avoir une idée de l’impact de la domination sur la parole tenue en public.
[1] Le terme public renvoie ici à une action ouvertement perceptible par l’autre parti dans la relation de pouvoir. Texte est employé dans un sens proche de celui de procès verbal, et désigne la totalité de ce qui a été dit au cours de l’interaction. En tant que bilan complet de cette interaction, le texte inclut également des formes de communication non verbales, notamment les gestes ou les expressions corporelles.
[2] Émile Guillemin, La vie d’un simple, mémoire d’un métayer, Paris, Stock, 1905.
[3] Ibid., p.75.
[4] Lunsford Lane, The narrative of Lunsford Lane, New York, Harper and Row, 1969.
[5] A diary From Dixie,Cambridge, Harvard University Press, 1982.
[6] Je mets pour le moment entre parenthèses la possibilité que la rétraction en coulisse ou l’éclat public puissent eux-mêmes être des ruses visant également à induire en erreur. Il faut néanmoins bien noter qu’il ne s’agit pas là d’un moyen satisfaisant d’établir une réalité tangible ou une quelconque vérité à partir d’un ensemble particulier de faits sociaux. Je passe également pour l’instant sur la possibilité que l’acteur puisse insinuer un certain degré d’insincérité dans sa performance, afin d’alerter une partie de son auditoire des limites de l’authenticité de celle-ci.
[7] Ceci ne veut en aucun cas dire que les subordonnés n’ont entre eux d’autres sujets de conversation que leurs rapports avec les dominants. L’intention est plutôt ici de restreindre l’analyse au segment des interactions entre subordonnés relatif à leurs relations avec les puissants.
[…]
VI – La prise de parole sous la domination : les arts de la dissimulation politique
Taper dans le mille avec un bâton tordu.
Dicton des esclaves jamaïcains
On ne trouvera la part principale de la vie politique des groupes dominés ni dans les actes ostensibles de défi collectif à l’égard des détenteurs du pouvoir, ni dans une obéissance complète face à l’hégémonie, mais plutôt dans un vaste territoire, encadré par ces deux bornes. La carte de ce territoire ainsi borné risque de donner l’impression qu’il ne consiste que, d’un côté, en des performances convaincantes (même si éventuellement trompeuses) jouées sur scène, et, d’un autre côté, en un discours relativement désinhibé en coulisse. Cette impression conduit à commettre une lourde erreur. Dans ce chapitre, je veux attirer l’attention sur les nombreuses stratégies à travers lesquelles les groupes dominés parviennent à insinuer leur résistance dans le texte public, sous des formes déguisées.
Si les groupes dominés ont pu gagner une certaine réputation de subtilité – subtilité que leurs supérieurs ont souvent perçue comme ruse et comme tromperie – c’est probablement parce que leur vulnérabilité leur a rarement offert le luxe d’un affrontement direct. La maîtrise de soi et les manœuvres requises de leur part diffèrent ainsi fortement de l’approche directe, sans détour et sans inhibition, du puissant. Il suffit ici de comparer la tradition aristocratique du duel avec l’entraînement visant à avoir assez de maîtrise de soi lorsque l’un se trouve sous le feu des insultes, que l’on retrouve chez les Noirs américains comme chez d’autres groupes dominés. Cet entraînement à la maîtrise de soi est tout à fait flagrant dans la tradition des dozens chez les jeunes noirs aux États-Unis. Les dozens sont des groupes de deux jeunes Noirs s’échangeant en rythme des insultes au sujet de leurs familles respectives (et en particulier de leurs mères et de leurs sœurs). Remporte la victoire celui qui ne perd pas son sang-froid ou commence à se battre, et qui continue plutôt à inventer d’habiles insultes afin de remporter ce duel uniquement verbal. Alors que l’aristocrate est socialisé de manière à porter toute insulte verbale sérieuse sur le terrain d’un duel à mort, ceux qui n’ont pas de pouvoir s’entraînent à absorber les insultes sans y répondre physiquement. Comme le fait remarquer Lawrence Levine : « Les dozens servaient de mécanisme destiné à enseigner et à affermir la capacité à contrôler ses émotions et sa colère : une telle capacité était souvent nécessaire à la survie. » On trouve des éléments montrant que de nombreux groupes dominés ont développé des rituels d’insultes similaires dans lesquels une perte du contrôle de soi équivaut à la défaite.
L’entrainement à l’aisance verbale qu’engendrent ces rituels permet aux groupes vulnérables de contrôler leur colère, mais aussi de produire ce que l’on pourrait appeler un discours voilé de dignité et d’affirmation de soi dans le texte public. Afin de bien rendre compte du combat idéologique qui se joue sur ce terrain ambigu, il faudrait élaborer une théorie de la prise de parole sous la domination. Nous ne pourrons nous acquitter de cette lourde tâche ici, mais nous pouvons toutefois tenter d’examiner les différentes manières dont la résistance idéologique est déguisée, mise en sourdine et voilée pour des raisons de sécurité.
La guérilla idéologique non déclarée qui fait rage dans cet espace politique nous pousse à pénétrer le monde de la rumeur, du commérage, du travestissement, des jeux de langage, des métaphores, des euphémismes, des contes populaires, des gestes rituels et de l’anonymat. Pour de bonnes raisons, rien n’est jamais complètement franc ici : les réalités du pouvoir des groupes dominés sont telles qu’une grande partie de leur action politique doit toujours être interprétée, précisément parce qu’elle est voulue cryptique et opaque. Avant le développement récent de normes démocratiques institutionnalisées, cet espace ambigu de conflit politique était – en dehors des moments de rébellion – le cadre du discours politique public. Pour la majeure partie des habitants de la planète, pour lesquels le statut de citoyen constitue au mieux une aspiration utopique, c’est encore le cas aujourd’hui. Ainsi, en décrivant les croyances et les pratiques chrétiennes particulières des peuples iswana d’Afrique du Sud, Jean Comaroft part du présupposé qu’« un tel défi devait nécessairement demeurer caché et codé. » L’historien E.P. Thompson note quant à lui que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, la répression empêchait tout discours directement politique de la part des classes laborieuses, avec pour résultat que « l’expression des sympathies politiques des individus était plus souvent oblique, symbolique, et trop indéfinie pour tomber sous le coup de persécutions. » Reste à spécifier les techniques par lesquelles les groupes dominés parviennent ainsi à infiltrer el texte public malgré tout, et à y introduire certaines formes de dissension et d’affirmation d’eux-mêmes.
Lorsque l’on parvient à discerner les atours dont ceux qui n’ont pas de pouvoir doivent se parer lorsqu’ils quittent la sécurité du texte caché, on aperçoit les contours d’un dialogue politique avec le pouvoir dans le texte public. Si cette affirmation peut être défendue, elle est d’une grande importance, car, pour des raisons pratiques, il est impossible d’avoir accès au texte caché de nombreux groupes dominés d’une grande importance historique. Ce que l’on peut retrouver, par contre, c’est ce qu’ils ont réussi à introduire, sous des formes voilées ou bien mises en sourdine, dans le texte public. On est alors confronté, dans le texte public, à un débat idéologique étrange au sujet de la justice et de la dignité dans lequel l’une des parties souffre d’un sévère défaut d’élocution directement causé par les relations de pouvoir. Si l’on souhaite entendre cette version du débat, il nous faut en apprendre le dialecte et les codes. Plus que tout, l’accès à ce discours nécessite de comprendre les arts du déguisement politique. Avec cet objectif en tête, j’examinerai d’abord les techniques de dissimulation les plus élémentaires : anonymat, euphémismes, et ce que j’appellerai marmonnement. Ensuite, j’aborde des formes de déguisement plus complexes et culturellement plus élaborées, que l’on peut déceler dans la culture orale, les contes populaires, les inversions symboliques, et, enfin, les rituels d’inversion tel que le carnaval.
LES FORMES ÉLÉMENTAIRES DE LA DISSIMULATION
À l’instar de rédacteurs en chef prudents de publications d’opposition opérant dans des conditions de censure assez stricte, les groupes dominés doivent trouver différentes manières de faire passer leur message sans enfreindre la loi. Ceci nécessite un certain esprit expérimental et la capacité de tester et d’exploiter toutes les failles, les ambiguïtés, les silences et les défaillances possibles du système, ce qui revient à tracer un chemin à la limite de ce que les autorités sont obligées d’accepter, ou sont incapables d’empêcher, à maintenir un espace politique au sein d’un ordre politique qui, en principe, interdit de tels espaces lorsqu’ils ne sont pas entièrement orchestrés par le haut. Nous explorons ci-dessous certaines des techniques de déguisement et de dissimulation les plus souvent employées, et suggérons des clés de lecture pour les interpréter.
Au niveau le plus élémentaire, ces techniques peuvent être divisées entre celles qui masquent le message, et celles qui masquent le messager. Le contraste le plus radical serait ici entre, disons un esclave prononçant les mots de « Oui, maître » sur un ton très légèrement sarcastique, et une menace directe d’incendie volontaire déposée de manière anonyme par cet esclave à l’intention du maître. Dans le premier cas, la menace est tout sauf ambiguë, mais le ou les dominé(s) qui en sont à l’origine demeurent masqués. Il est bien sûr possible que le message et le messager soient déguisés, par exemple lorsqu’un paysan masqué profère une insulte cryptique, mais menaçante, à l’égard d’un noble pendant le carnaval. Si, dans un tel cas, le message et le messager sont tous deux affichés ouvertement, on se trouve alors sur le terrain de la confrontation directe (voire de la rébellion).
Les formes pratiques de la dissimulation ne sont limitées que par l’étendue de l’imagination des dominés. Toutefois, il est probable que le degré de dissimulation à laquelle doivent recourir les auteurs du texte caché afin de s’introduire avec succès dans le texte public croit probablement à mesure que l’environnement politique se fait plus menaçant et arbitraire. Il faut ici reconnaître que la création des déguisements repose sur la capacité à manipuler avec agilité et de manière décisive les codes du discours. On ne saurait surestimer la subtilité de cette manipulation.
Deux exemples contemporains venus d’Europe de l’Est montrent comment une forme exagérée d’obéissance, lorsqu’elle est généralisée et codifiée, peut fournir des modes de résistance relativement sûrs. Dans son récit autobiographique (très légèrement maquillé) sur son expérience dans un bataillon pénitentiaire de prisonniers politiques, l’écrivain tchèque Milan Kundera décrit une course de relais entre les sous-officiers, qui l’organisaient, et les prisonniers. Ces derniers, sachant qu’il était attendu qu’ils perdent cette course, gâchent la performance en faisant exprès de perdre, tout en jouant une pantomime élaborée singeant un excès d’effort. En exagérant leur obéissance jusqu’à la moquerie, ils affichent ouvertement leur mépris envers la course tout en faisant en sorte qu’il soit difficile aux sous-officiers de les punir. Cette petite victoire symbolique a par la suite d’importantes conséquences politiques. Comme le note Kundera : « Le joyeux bon enfant de la course de relais a fortifié, chez mes camarades, le sens de la solidarité et réveillé leur esprit d’initiative. »
Le second exemple provient de Pologne. Il a été à la fois plus massif et plus longuement préparé. En 1983, à la suite de la déclaration de l’état d’urgence par le général Jaruzelski destiné à réprimer le syndicat indépendant Solidarnosc, les sympathisants du mouvement basés à Lodz ont mis au point une forme unique de prudente protestation. Ils ont décidé, afin de manifester leur profond dédain envers les mensonges propagés par les informations officielles diffusées par la télévision d’État, de tous aller faire une promenade quotidienne à l’heure exacte où commençait le bulletin d’information, et de faire cette promenade en portant leurs chapeaux à l’envers. Très rapidement, la ville entière s’est mise à participer. Bien entendu, le régime comprenait les raisons de cette promenade de masse, qui est devenue un symbole puissant et très mobilisateur pour les opposants. Il n’était toutefois pas illégal de se promener à cette heure-là de la journée, quand bien même de larges foules le faisaient avec une motivation politique tout à fait évidente. En manipulant le domaine des activités ordinaires qui leur était accessible et en le recodant de manière politique, les partisans de Solidarnosc ont « manifesté » contre le régime d’une manière telle qu’il aurait été difficile au régime de la réprimer. Tournons-nous maintenant vers quelques-unes des grandes formes de dissimulation.
L’ANONYMAT
Un dominé dissimule le texte caché de la vue des détenteurs du pouvoir en grande partie parce qu’il a peur des représailles. Si, toutefois, il est possible de diffuser le texte caché tout en cachant les identités de ceux qui le transmettent, la peur est largement dissipée. À partir de ce constat, les groupes dominés ont mis au point un large arsenal de techniques servant à protéger leur identité tout en facilitant la critique, les menaces et les attaques ouvertes. Les techniques principales permettant cela comprennent le spiritisme, les rumeurs, l’agression par la magie, les commérages, les menaces et les violences anonymes, les lettres anonymes et les gestes de défi de masse anonyme. […]
EUPHÉMISMES
Si l’anonymat du messager est souvent ce qui permet à ceux qui le reste du temps sont vulnérables de s’adresser au pouvoir avec une certaine agressivité, on pourrait imaginer que, sans cet anonymat, la performance des dominés reprendrait vite une forme de déférence docile. Toutefois, une alternative possible à une déférence complète est de déguiser le message juste assez pour éviter les représailles. Si l’anonymat encourage souvent la remise d’un message non arrangé, voiler le message revient en quelque sorte à appliquer une couche de vernis isolant.
Une analogie sociolinguistique adéquate à ce processus de vernissage est la manière dont ce qui commence comme un blasphème peut être transformé par euphémisme en un blasphème suggéré, échappant ainsi aux sanctions qu’encourrait un blasphème ouvertement prononcé. Dans les sociétés chrétiennes, les jurons qui « prononce en vain le nom du Seigneur » ont en général été changés en des formes plus anodines afin que le locuteur puisse éviter le danger incarné par le tout-puissant, sans parler des leaders religieux et des dévots. Ainsi, en anglais, le juron « Jesus » devient « Gee Whiz » ou bien « Geez », « Goddamned » devient « G.D. », « by the blood of Christ » devient « bloody ». Même des jurons plus séculiers tels que « shit » sont transformés en « shucks ». On retrouve le même procédé en français : « par Dieu » devient « pardi » ou « parbleu »…
L’euphémisation est une bonne manière de décrire ce qui arrive à un texte caché lorsqu’il est exprimé dans une situation chargée de pouvoir par un acteur qui souhaite éviter les sanctions encourues par une déclaration directe. Bien que les groupes dominés ne soient en aucune manière les seuls à recourir aux euphémismes, ils les utilisent fréquemment à cause de leur plus grande exposition aux sanctions. Reste dans le texte public une allusion au blasphème qui n’est pas totalement réalisée; un blasphème privé de tout mordant. Avec le temps, l’association d’origine entre l’euphémisme et le blasphème qu’il imite peut disparaître complètement, et l’euphémisme devient alors inoffensif. Néanmoins, tant que l’association persiste, tous ceux qui l’entendent le comprennent comme substitut au blasphème d’origine. Une grande partie de l’art verbal des groupes dominés consiste en ces euphémismes habiles qui, comme le note Zora Neale Hurston : « sont caractérisés par un commentaire et une critique sociale indirects, voilés, par une technique bien décrite par le dicton « taper dans le mille avec un bâton tordu. » […]
PARLER DANS SA BARBE
Nous connaissons le marmonnement ou le grommellement comme formes de plaintes voilées. L’intention derrière le marmonnement consiste souvent à communiquer un sens général d’insatisfaction sans toutefois assumer la responsabilité d’une plainte spécifique et ouverte. Le sujet de la plainte peut être assez clair aux yeux de l’auditoire à partir du contexte, mais, en marmonnant, celui qui se plaint évite un incident et peut, s’il est acculé, nier toute intention de se plaindre.
Le marmonnement doit être considéré comme un élément d’une classe plus générale de dissentiment légèrement voilé – lequel s’avère particulièrement utile pour les groupes dominés. La classe d’événements dont le marmonnement constitue un exemple inclut certainement tous les actes de communication destinés à transmettre une idée de moquerie, d’insatisfaction ou d’animosité indistincte et qu’il est toujours possible de nier. Lorsqu’un tel message veut être communiqué, quasiment tous les moyens de communication sont bons : un grognement, un soupir, un gémissement, un gloussement, un silence qui arrive au bon moment, un clin d’œil ou un regard fixe qui dévisage. Voici la description faite par un officier israélien de ces regards qu’il reçoit de la part d’adolescents palestiniens dans les territoires occupés de Cisjordanie : « Leurs yeux expriment la haine – aucun doute à cela. Et cette haine est profonde. Toutes les choses qu’ils ne peuvent pas dire, mais qu’ils ressentent profondément à l’intérieur, ils les expriment dans leurs yeux, dans la manière dont ils vous regardent. » Le sentiment qui est communiqué dans ce cas est clair comme de l’eau de roche. Sachant qu’ils peuvent être arrêtés, battus, voire abattus s’ils jettent des pierres, les adolescents utilisent à la place le regard, ce qui présente moins de danger, mais qui donne toutefois un sens littéral à l’expression : « Si un regard pouvait tuer… »
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