Uapaki
Pour demain
Texte issu d’une conversation avec Laure Morali
Nous perdons de vue les choses qui nous unissent intimement à la terre.
Nous perdons des langues, des histoires.
J’ai collecté des histoires de bouche à oreille, puis je les ai écrites. Cela a permis de les préserver.
Ceux qui vivent dans la tradition orale respectent le langage. Ils savent qu’il doit être utilisé avec prudence, écouté avec attention, gardé en mémoire. Il n’est qu’à une génération de l’oubli.
N. Scott Momaday
Quand on vit dans une culture dominante, c’est le contenu de l’œuvre qui cherche ou ne cherche pas à être engagé, qui se veut ou non politique. Mais lorsque, comme moi, on appartient à un peuple minoritaire dont la langue et la culture, menacée d’extinction, ont été la cible d’une politique d’éradication, faire acte de présence est déjà un geste de désordre politique.
Traditionnellement, le désordre n’est pas une notion innue. En tant que peuple nomade, les Innus ne pouvaient pas se permettre de créer le désordre. Pour leur survie, ils devaient respecter l’équilibre de leur demeure naturelle. Les saisons et le cycle de vie des animaux régissaient leurs déplacements, leurs gestes. la gestion de la nourriture devait être en accord avec les valeurs de partage et de solidarité, comme avec la vie spirituelle des maitres des animaux. Un jour, dans le Nutshimit, l’intérieur des terres, avec la construction du barrage hydroélectrique de la baie James, Kaniapishkau, qui était une grande étendue d,eau, est devenu un lac immense. Les caribous le connaissaient. Ils ont voulu le traverser à la nage comme ils le faisaient depuis des millénaires. Épuisés, ils sont morts noyés dans ce désordre créé par les multinationales. Papakassik, le Maitre du caribou, n’entend pas à rire quand on manque de respect à ses enfants. Mathieu André, un grand chasseur, a dit : «Cette catastrophe sera nous.» Il avait compris l’avertissement.
On avait des soigneurs, des guérisseurs. il y avait ceux qui parlaient le dialecte du Maitre du caribou. Il fallait être dans le kushapatshikan, la tente tremblante, pour être en communication avec le Maitre. Il arrivait parfois (mais ce n’est pas arrivé souvent) que, pendant une chasse communautaire, les chasseurs tuent trop de caribous. Ils ne pouvaient pas s’occuper de tous les animaux, les découper, les mettre en réserve… Un vieux a tenu la cérémonie du kushapatshikan. Papakassik lui a parlé. Il lui a dit: «Aujourd’hui, je me regarde. Je me vois éparpillé, partout. Je ne dis rien pour le moment. Faites bien attention à vous.» L’année d’après, lors d’une autre chasse communautaire, les mêmes chasseurs sont revenus. Ils se sont souvenus de ce qu’avait dit Papakassik. Cette année-là, le caribou n’est pas passé. Les chasseurs sont morts de faim, éparpillés.
On ne désobéit pas à Nutshimit. Tout Innu sait que venir troubler l’ordre naturel aura des conséquences.
Utshekatakuat tshiuauinauat
Shipua tshuauitamatin
Ka ishi-takuak tshishikut tshuauiten
Shakaikana tshuauitamatin
Anisheniuat tshuauinauat
Uashtuashkuan tshuauinauat
Uashtuashkuan tshuauitamatin
Uashku tshuauiten
Nutshimiau tshuauitamatin
Tu parles d’étoiles
Je te parle de rivières
Tu parles d’astres
Je te parle de lacs
Tu parles de l’infini
Je te parle de la toundra
Tu parles d’anges
Je te parle d’aurores boréales
Tu parles des cieux
Je te parle de la terre
Le désordre, chez les Premières Nations, a vraiment commencé avec la sédentarisation. Afin de prendre possession de la terre sur laquelle nous vivions en nomades et de l’exploiter, le gouvernement a nelevé les enfants à leurs familles et, ce faisant, a affaibli le nomadisme. La création des réserves et des pensionnats indiens a obligé les parents à se sédentariser. Les chasseurs ne rejoignaient plus leur territoire que jusqu’en décembre, puis ils redescendaient, mais sans leurs femmes et leurs enfants comme ¸a se passait dans le temps. Les mères attendaient sur la côte le retour de leurs enfants. Les multinationales s’installaient insidieusement dans le Nutshimit de moins en moins fréquenté à la suite du traumatisme de la séparation forcée. Quand ils ont construit les pensionnats pour que nous apprenions à lire et à écrire, ils ont tué le nomadisme, ce qui en retour a tué le territoire, parce que la région a vu venir des gens qui cherchaient des limites. Ces gens ont creusé la terre. Ils ont gaspillé et blessé toute cette terre qui était notre survivance. Il faut aller loin, loin, loin pour retrouver un territoire qui nous soigne. Les pensionnats avaient pour but de «tuer l’Indien dans l’enfant», comme c’est encore écrit dans la Loi sur les Indiens.
De l’âge de 5 ans jusqu’à mes 19 ans, au pensionnat indien près de Mani-Utenam, j’ai appris les outils qui me permettent aujourd’hui d’exprimer ce qu’on a voulu faire taire en nous. Tout en voulant m’acculturer, on m’a donné les armes pour défendre ma culture. C’est le paradoxe de la sédentarisation. J’entendais souvent les gens dire : «D’ici 50 ans, il n’y aura plus d’Indiens.» Le temps a passé et pourtant, nous n’avons jamais été aussi présents qu’aujourd’hui dans les sphères culturelle, sociale et politique. Vers l’âge de 15 ou 16 ans, au pensionnat, je me voyais plus tard parler au nom de ma nation. Je m’imaginais grande, tout en sachant très bien que je ne mesurerais jamais plus de 4 pieds 11 pouces.
Je suis partie pour la ville, où je suis devenue interprète pour plusieurs anthropologues avec qui j’ai connu notre histoire et les mythes fondateurs qui m’auraient été racontés s’il n’y avait pas eu le pensionnat, et avec qui j’ai aussi appris à écrire ma langue. Tout ce que j’aurais dû savoir il y a bien longtemps m,a été rendu. aujourd’hui, je transmets, par la poésie, des mots anciens de la langue innue, des valeurs essentielles de notre culture et des pans de notre histoire. Si les anthropologues ne m’avaient pas amenée à enregistrer et à traduire les anciens, je ne pourrais pas léguer leurs connaissances. Je reconnais l’apport des linguistes et des anthropologues allochtones dans cette réappropriation culturelle. Nous avons longtemps été dépossédés de notre parole puisque les livres écrits sur nous étaient toujours signés par d’autres.
Le fait de pouvoir publier des œuvres en notre nom est un renversement de l’ordre établi depuis des générations. Il ne faut pas oublier que le premier livre écrit dans notre langue est la Bible, texte qui n’avait rien à voir avec notre culture. Être poète, parler des miens en innu-aimun et en français dans chacune de mes publications est un geste de résistance et de subversion. La culture qu’on a voulu faire disparaître s’affirme dans mes poèmes. Je suis consciente de l’urgence de sauvegarder l’innu-aimun, notre langue qui s’en va tranquillement. Le mode de vie sédentaire fait disparaître les mots du nomadisme liés au Nutshimit. Nutshimit-aimun, la langue de l’intérieur des terres, est une langue née de la terre. elle est différente de celle qu’on utilise dans les villages ou les villes de la côte. je réentends les vieux dire : «J’aimerais être étendu là.» Ils choisissent l’endroit où ils voulaient être enterrés. Ils y avaient vécu des choses spéciales, s’y sentaient bien. Si je parle du Nutshimit dans mes poèmes, il faut que je prenne le langage des anciens. il ne s’agit pas de folklore ou de passéisme, mais de survivance, de transmission pour les générations futures.
Manutakuaki aimun
apu nita nipumakak
Tshika petamuat
nikan tshe takushiniht.
Quand une parole est offerte,
elle ne meurt jamais.
Ceux qui viendront
l’entendront.
Aujourd’hui, nous devons inventer de nouveaux lieux de rassemblement comme cela se passait dans le temps du nomadisme, quand les gens redescendaient vers la côte pour laisser reposer les esprits des Maitres des animaux pendant l’été. Le premier qui arrivait à ce lieu de rassemblement attendait tous les autres. C’était au premier printemps. Il restait encore de la neige. Les glaces n’étaient pas totalement brisées sur les rivières. Le deuxième printemps arrivait et c’était le moment de la parole, le moment de danser, de festoyer. C’était de belles rencontres, une grande fête lorsque les rivières n’avaient plus de glace et qu’on les descendait pour rejoindre la côte. Peux-tu imaginer des centaines de canots sur la rivière, avec un vieux qui la connaissait bien posté en avant pour diriger tous les canots, parce que la rivière est dangereuse quand elle est haute et qu’elle peut être parfois trompeuse… Il était capitaine, mais dans son canot, au lieu d’être sur un grand bateau.
On peut se rassembler autour d’un livre. Quand j’interviens dans les écoles d’une communauté à l’autre et que je portage avec la parole des anciens à l’intérieur de mes recueils, je rassemble les générations. J’apporte de l’espoir aux jeunes et je leur redonne la fierté. Ils prennent de la force à travers les mots qu’ils lisent et écrivent. Quand ils découvrent le langage du Nutshimit, ils reprennent possession de leurs racines et trouvent le courage de regarder vers l’avenir. Un seul mot a le pouvoir de les ramener à la grandeur de la culture de leurs grands-parents. Chez nous, le respect des ainés est très important.
Alors, oui, écrire dans ma langue, publier dans ma langue est une action rare et militante. Chacun de mes recueils peut paraître comme un objet non identifié dans le paysage littéraire francophone, une météorite créatrice d’un léger désordre par rapport aux attentes habituelles, et pourtant, il s’agit de ramener l’ordre ancestral dans nos communautés comme dans nos relations avec les allochtones. Je rêve que la poésie soit la rivière menant à une cohabitation pacifique.
J’ai compris assez tôt dans ma vie que ce n’est pas en s’opposant qu’on avance, mais en créant des collaborations inédites avec les autres. En 1995, j’ai été lauréate pour la formation d’un cinéaste autochtone à l’Office national du film du Canada. Tout le monde s’attendait à ce que je réalise un film sur les miens, alors je me suis dit que, puisque les cinéastes allochtones font sans cesse des films sur les Indiens, j’allais réaliser un film sur un Blanc. Toutes les années où j’avais enregistrés les ainés, j’entendais souvent parler d’un certain Tshishe Mistikushisht, également surnommé Inashikushiss, «celui qui sait vivre deux cultures». Il s’agissait du Belge Johan Beetz. Après avoir constaté, à l’exposition universelle de Paris au début du 20e siècle, le prix auquel les gens étaient prêts à payer les fourrures, il a fait grimper celui-ci pour assurer la juste rémunération des chasseurs. Établi sur la Basse-Côte-Nord, marié à une métisse innue, il faisait l’élevage du renard argenté. J’aimais ce personnage parce que les vieux en parlaient en bien. Ils le trouvaient différent, avec sa moustache aristocratique. Je suis partie en Belgique et sur la Basse-Côte-Nord pour retracer son voyage jusqu’à nous. Le film s’intitule Tshishe Mishtikuashisht – Le petit grand Européen : Johan Beetz. Une Innue qui réalise un film sur un Belge, c’était un beau pied de nez à tous ces films exotiques sur les Indiens, un renversement des rôles – un acte politique, sans doute. J’ai toujours été un peu désobéissante.
Mon engagement est celui d’une force tranquille. J’essaie de voir le bon côté en toute chose, ce qui me fait prendre l’art à contrepied. Tandis que l’on parle beaucoup d’appropriation culturelle, je suis plutôt quelqu’un qui crée des complicités culturelles. Il est impossible de vivre chacun de son côté aujourd’hui. Il ne faut pas non plus aller dans le sens du ghetto dans lequel on a voulu nous enfermer. Si la relation est basée sur l’égalité, l,échange, la curiosité et le respect de l’autre, l’harmonie apparait. Je crois au pouvoir du dialogue et de la co-naissance. Il nous faut créer un nouvel ordre porté par des créations communes.
«Eka pashishta e tepitepuatakuini tshetshi tshiueshkuenin
-Obéis à ton coeur qui se souvient de tout
-J’obéis à la joie qui prend ta main
-Désobéis aux couleurs qui séparent, aux frontières qui morcèlent
-Pashista minuashitun uetinaki tshitishinu
-Désobéis à tes enfants qui font fléchir tes genoux
-N’obéis pas quand on manque de respect à la tristesse de l’enfant
-Obéis à l’enfant quand il te regarde de travers
-Eka pashishta e manenimakaniti auass ka ushtuenitak
-Désobéis aux remords, aux regrets, aux chemins tout tracés
-Obéis à l’homme de l’intérieur des terres qui se bat pour sa vie
-Désobéis à ce qui t’empêche de grandir et de te transformer
-Pushishtu pishim Uatamakuini aimunu
-Obéis aux vibrations sonores des arbres qui chantent entre eux
-Ne te retourne pas quand on te demande de gaspiller les arbres
-Désobéis à la nuit quand tu veux qu’il fasse jour
-Obéis aux arbres qui voyagent en poésie
-Désobéis au jour quand tu sais qu’il fait nuit ailleurs
-Obéis à la terre, elle demande réparation
[…]»
Ainsi commence le dialogue poétique «Matshimashka! Résiste!», cécrit avec Laure Morali. C,est à travers des échanges personnels que nous pouvons atteindre l’universel. Depuis la parution, en 2008, de l’anthologie de correspondances entre écrivains des Premières nations et écrivains québécois Aimititau! Parlons-nous!, dans laquelle j’ai fait paraître mes premiers poèmes en correspondance avec ceux de José Acquelin, j,ai compris l’importance de sortir de la solitude pour faire entendre sa propre histoire. Le livre se termine sur le poème suivant, paru par la suite dans mon premier recueil, Tsissinuatshitakana – Bâtons à message.
Niminunakuitishun
nuash nishkana tshetshi uapatakaniti
tshetshi pishkapatakaniti
nin eka nita
tshe tipatshimikauian.
Je me suis faite belle
pour qu’on remarque
la moelle de mes os
survivante d’un récit
qu’on ne raconte pas.
Ce poème marque la fin de l’effacement. L’arrivée d’Aimititau! Parlons-nous! dans le paysage québécois a permis de créer un premier rapprochement à une époque où on ne parlait pas encore de réconciliation. Petit à petit, les publications issues de cette anthologie se sont multipliées. les auteurs des Premières Nations participent maintenant à des événements littéraires nationaux et internationaux aux côtés d’auteurs de tous horizons. L’important, pour moi, au-delà de faire connaitre ma culture et ma langue, est d’être considérée comme poète, tout simplement.
Ici commence un acte encore plus subversif. L’institution est-elle prête à lire un auteur sans considérer ses origines? Ma demande est très simple et pourtant, elle semble compliquée. Lorsqu’on me présente, dans une lecture, dans les médias, dans un rayon de librairie, je suis toujours une «poète innue», une «écrivaine autochtone»… Assiste-t-on à la naissance d’un autre exotisme?
Je rêve d’une relation juste, de respect, d’égalité. J’écris pour qu’on nous reconnaisse comme dépositaires d’une grande culture au même titre que les autres cultures et pour que nos valeurs viennent enrichir la part commune de notre humanité. «Innu» signifie «être humain». Je m’appelle humain. Je suis une poète de l’humanité.