Du libéralisme politique

CHARLES LARMORE [1]

« Les lois n’ont pas pour fonction d’assurer la vérité des opinions, mais de garantir la sûreté et la sécurité du bien commun, et des biens et de la personne de chaque homme en particulier. »

John Locke.

L’IDÉE DE NEUTRALITÉ

Comme toute tradition de pensée, le libéralisme est marqué tant par les débats qui opposent ses partisans que par les désaccords qui l’opposent à ses adversaires. Dans ce cas, c’est précisément les termes dans lesquels on doit distinguer cette forme de pensée de ses rivales qui fait l’objet d’un débat interne permanent. Tenter de discerner l’ « essence» ou l’ « esprit dominant» du libéralisme n’a donc qu’un intérêt limité. Néanmoins ce n’est pas un projet totalement dénué de valeur. Le mieux est de s’attacher aux problèmes fondamentaux qui ont donné naissance à la pensée libérale. Certaines versions du libéralisme apparaîtront alors plus pertinentes que d’autres en ce qu’elles prennent ces problèmes au sérieux et en font le pivot de la pensée libérale. Dans cette perspective, les formes viables de libéralisme ne pourront elles- mêmes être de nature à faire surgir ce type de problèmes.

Depuis le XVI’ siècle se sont posés deux problèmes fondamentaux que la pensée libérale a tenté de résoudre. Il a fallu, en premier lieu, fixer des limites morales au pouvoir des gouvernements. A l’encontre des théories de la raison d’État, les penseurs libéraux ont soutenu que l’on doit interdire un certain nombre de choses aux gouvernements. Ces limites ne relèvent pas de la simple prudence. Le problème n’est pas seulement qu’il y ait des règles de conduite que doivent respecter les gouvernants s’ils souhaitent rester au pouvoir. Il existe également un bien commun que le gouvernement devra reconnaître et promouvoir.

Le second problème vient de ce que l’on a pris de plus en plus conscience du fait que les êtres raisonnables tendent à diverger quant à la définition de la vie bonne. Un siècle de guerres de Religion meurtrières était un fait qu’aucun des premiers penseurs libéraux ne pouvait ignorer. Il ne s’agit pas pour autant d’un problème simplement religieux. Au fil des quatre derniers siècles, la nature de la vie bonne, dans nombre de ses aspects, est apparue comme l’objet d’un désaccord entre personnes raisonnables, désaccord qui n’est pas accidentel, mais au contraire parfaitement prévisible. Le fait d’être raisonnable, c’est-à-dire de penser et de converser de bonne foi et en faisant appel, du mieux que l’on peut, aux capacités générales de la raison qui interviennent dans tous les domaines d’investigation, a cessé d’être considéré comme une garantie d’unanimité. Les divers courants de pensée et les divers types d’expérience qui ont mené à cette conclusion sont trop nombreux pour que j’en fasse le recensement. Mais il nous faut néanmoins procéder initialement à certaines clarifications. Quand je parle de désaccord raisonnable quant à la nature de la vie bonne, je ne me réfère pas à la doctrine souvent appelée « pluralisme », selon laquelle il existe de nombreuses formes tout à fait valables d’accomplissement humain. Cette doctrine est elle-même une théorie sur la nature de la vie bonne. Il est plus pertinent de souligner que la question de savoir si l’on peut établir une hiérarchie entre les différentes formes de bien et, si oui, laquelle est une des questions qui suscitent maintes formes de désaccord raisonnable (de nombreux pluralistes ont admis ce fait). Il est également important de noter que le fait de reconnaître l’existence d’un désaccord raisonnable quant à la nature de la vie bonne n’est pas une forme de scepticisme. On peut toujours croire que l’on a de bonnes raisons d’accepter une certaine conception de ce qui donne un sens à la vie. On peut donc se sentir autorisé à prétendre que ceux qui rejettent une telle conception sont dans l’erreur. Mais il serait quand même idiot de ne pas s’attendre à ce que pareille conception soit contestée au cours d’une discussion calme et précise. La question des conditions dans lesquelles les hommes peuvent néanmoins vivre ensemble au sein d’une association politique a donc été une question essentielle pour la théorie libérale.

Ce second problème complique la tâche que représente la résolution du premier. Les Grecs et les penseurs du Moyen Age se sont généralement accordés sur le fait que l’on doit fixer des limites morales aux pouvoirs de l’État. Mais ils se sont montrés excessivement optimistes quant aux chances d’un accord raisonnable (que celui-ci soit ou non fondé sur la révélation) sur la nature de la vie bonne’. Qu’ici comme ailleurs la raison tende naturellement vers des solutions uniques était, à leurs yeux, un axiome. C’est pourquoi les Grecs et les penseurs médiévaux, de façons différentes, ont sou- vent assigné à l’État la tâche de protéger et de favoriser des conceptions substantielles de la vie bonne. Les penseurs libéraux, pour qui toute unanimité quant à la nature de la vie bonne est plus vraisemblablement le fruit de la coercition que de la raison, doivent attribuer de tout autres fins à l’État. Pour résoudre ces deux problèmes d’un seul coup, ils ont cherché à circonscrire le rôle de l’État au moyen d’une conception morale minimale. Il est nécessaire de concevoir des principes politiques qui expriment une certaine idée du bien commun. Pourtant cette conception morale doit être moins compréhensive que ces différentes idées de la vie bonne sur les- quelles les êtres raisonnables ne s’accordent pas. Plus précisément, ce doit être une conception à laquelle puissent adhérer le plus d’individus possible, même s’ils diffèrent inévitablement sur la valeur qu’il convient d’attribuer à des modes de vie spécifiques. (par conception morale « minimale », je veux dire simplement que celle-ci sert de base commune et non que ceux qui y adhèrent s’y soumettront sans effort et sans exception.)

Pour décrire cet idéal, la notion de neutralité vient tout naturellement à l’esprit. Dans un ordre politique libéral, les principes politiques doivent être « neutres» à l’égard des notions controversées du bien. J’ai moi-même utilisé précédemment cette terminologie [2]. Mais pour éviter tout malentendu il faut garder présents à l’esprit les deux inconvénients que présente l’utilisation du terme « neutralité». En premier lieu, ce terme peut suggérer à tort que le libéralisme n’est pas une conception morale, qu’il est « neutre à l’égard de la morale». En réalité, il cherche plutôt une neutralité à l’égard des différentes conceptions controversées de la vie bonne. L’État libéral doit toujours agir en fonction d’une morale élémentaire ou commune, qui est plus susceptible de faire l’objet d’un accord raisonnable [3]. En second lieu, la notion de neutralité peut elle-même avoir plusieurs sens. L’interprétation qui prévaut dans la tradition utilitariste repose sur l’idée qu’il existe un dénominateur commun de la valeur : on peut alors considérer les différentes conceptions de la vie bonne comme autant de manières de rechercher une valeur commune (le plaisir ou la satisfaction des désirs). La manière « neutre» de régler les conflits entre ces conceptions consisterait à adopter la ligne de conduite qui, chaque individu comptant également, produira globalement la plus grande quantité de valeur commune. Heureusement, ce n’est pas le seul sens que l’on puisse donner à la notion de neutralité, car un tel dénominateur commun de valeur ne semble pas en fait exister. L’interprétation selon laquelle les principes neutres sont ceux que l’on peut justifier sans se référer aux conceptions controversées de la vie bonne, qui nous divisent, semble plus prometteuse. Bien entendu, ce terrain d’entente, cette base neutre sur laquelle il nous faut raisonner, doit toujours avoir un contenu moral. Sinon elle ne pourrait imposer de limites morales au rôle de l’État. A condition que nous tenions compte de ces deux réserves, la « neutralité » est sans doute ce qui décrira le mieux la conception morale minimale du libéralisme[4].

Nous l’avons déjà vu, l’idée de fonder les principes politiques sur une base neutre n’est pas nécessairement motivée par le scepticisme. Certains libéraux ont été effectivement des sceptiques. Mais le scepticisme n’est pas le seul moyen de comprendre la neutralité libérale. Ce n’est pas non plus le meilleur moyen, puisque le scepticisme quant à la nature de la vie bonne est précisément l’un des points sur lesquels porte notre désaccord raisonnable. S’il faut écarter les conceptions controversées de la vie bonne, ce n’est pas parce que l’on a tort de croire que sa propre conception est mieux étayée par l’expérience et la réflexion que celles des autres. Ce n’est pas non plus, comme le suggère Thomas Nagel, que, lorsqu’on en appelle à « un critère d’objectivité supérieur », on estime que de tels désaccords « ne sont qu’une simple confrontation entre des points de vue personnels incompatibles »[5]. Bien au contraire, on peut être en mesure de présenter aux autres les raisons pour lesquelles on accepte tel idéal de vie et même de leur expliquer en détail les erreurs qui les empêchent de se rallier à ce point de vue (ce sont les deux conditions qui, selon Nagel, sont nécessaires pour que soit respecté ce qu’il appelle le « critère d’objectivité supérieur», Néanmoins, nous savons par expérience que notre conception peut continuer de se heurter à une opposition raisonnable. Il en est ainsi parce que les différentes conceptions de la vie bonne comprennent généralement (bien que nous ne nous en rendions pas toujours compte au premier abord) des structures complexes différentes comprenant des fins, des significations et des activités. Sur la base de telles structures, on peut expliquer pourquoi des conceptions contraires sont erronées. Pourtant le simple fait d’être raisonnable – c’est-à-dire de manifester sa bonne foi et d’exercer les capacités générales de la raison – est une base trop fragile pour que l’on puisse choisir entre ces structures rivales [6].

J’ai déjà souligné le fait que la neutralité libérale n’est pas vraiment une question de scepticisme, de sorte que nous sommes mieux à même d’apprécier l’importance de la question suivante: pourquoi faut-il, en réalité, s’abstraire de conceptions controversées de la vie bonne pour construire les principes de l’ordre politique? La neutralité politique est un principe moral qui stipule les conditions d’une justification des principes politiques. Mais comment le principe de neutralité doit-il lui-même être justifié ? Il faut que la nécessité d’une telle justification soit claire, car ce n’est pas le seul moyen de répondre au désaccord raisonnable quant à la nature de la vie bonne. On pourrait, au contraire, exiger que l’État cautionne notre vision du bien, si controversée soit-elle, et répliquer à nos adversaires que, même s’ils sont raisonnables, ils se trompent sur ce qui donne un sens à la vie. En soi, cette position n’est pas illogique. Que peut-on lui opposer ? Si le scepticisme ne constitue pas une réponse appropriée à cette question, c’est que les raisons qui sous-tendent l’idéal de neutralité ne sont pas principalement épistémologiques. Elles sont, à mon sens, fondamentalement morales. Il est néanmoins capital de déterminer le type d’engagements moraux qu’il nous faut rechercher comme fondement de cet idéal.


[1] Ch. Larmore (1990), Political Liberalism, Political Theory, 18, p. 339-360, traduit dans Ch. Larmore (1993), Modernité et morale, Paris, PUF, 161-192.

[2] Voir mon livre Patterns of Moral Complexity (Larmore, 1987, p. 42 sq.), où j’ai suivi la voie tracée par d’autres libéraux contemporains, comme Ronald Dworkin (1978) et Bruce Ackerman (1980).

[3] Naturellement, l’État libéral n’est pas non plus nécessairement neutre à l’égard des conceptions de la vie bonne qui sont l’objet d’un accord dans la société. Deux des critiques formulées par Joseph Raz à l’égard de l’idéal de neutralité (1986, p. 128) semblent ignorer ce point ; selon sa troisième objection, la neutralité ne peut pas exclure le recours au marchandage (bargaining) pour défendre des principes tout à fait injustes ; mais c’est là ignorer que la neutralité libérale est une conception morale, et non une question de marchandage (voir la section II de ce chapitre).

[4] La neutralité libérale ainsi définie est donc un idéal procédural. En général, elle implique également une neutralité de fins • en venu de laquelle les principes politiques ne doivent favoriser aucune des conceptions controversées de la vie bonne, puisque les raisons justifiant les principes politiques portent souvent sur les fins de l’action étatique. Mais elle n’implique nullement («neutralité de l’effet ») que les principes politiques aient, de surcroît, une influence égale sur tous les modes de vie permissibles, car cela serait vraisemblablement impossible. Voir la discussion dans Rawls, 1988.

[5] 2. Voir Nagel, 1987. Nagel dit (p. 229) que sa thèse ne relève pas du « scepticisme », mais elle suppose à coup sûr que les idéaux à l’égard desquels l’État libéral doit être neutre sont moins «objectifs» moins justifiés que ceux qui doivent inspirer ses principes.

[6] Cette idée est excellemment développée par MacIntyre, 1988; voir également ma recension dans le journal of Philosophy, août 1989.