Ce court extrait du livre de John Dewey permet d’amorcer notre réflexion au sujet de la méthode à employer pour aborder les questions d’éthique et de politique. Ce souci a son importance car lorsque nous enquêtons sur des phénomènes sociaux au sujet desquels nos jugements sont indissociables de nos propres valeurs, les faits et leur signification sont susceptibles de ne pas nous apparaître clairement.
JOHN DEWEY
Le public et ses problèmes
Chapitre premier
LA RECHERCHE DU PUBLIC
(Extrait 1)
Si l’on souhaite évaluer la distance susceptible de séparer les « faits » de leur signification, que l’on aille dans le domaine de la discussion sociale. De nombreuses personnes semblent supposer que la signification des faits est apparente. Accumulez suffisamment de faits, pense-t-on, et leur interprétation vous sautera aux yeux. On pense que le développement des sciences physiques confirme cette idée. Mais le pouvoir des faits physiques à susciter une conviction ne réside pas dans le phénomène nu. Il provient d’une méthode, d’une technique de recherche et de calcul. Personne n’est jamais contraint par une simple collection de faits d’accepter une théorie particulière concernant leur signification, et ceci tant que quelque autre doctrine permettant de rassembler des faits et de les mettre en ordre reste intacte. Ce n’est que lorsqu’on accorde aux faits un libre jeu dans la suggestion de nouveaux points de vue qu’une conversion importante de la conviction quant à la signification est possible. Soustrayez à la science physique ses appareils de laboratoire et sa technique mathématique, et l’imagination humaine sera susceptible de s’emballer dans des théories d’interprétation, même en supposant que les faits bruts demeurent les mêmes.
Quoi qu’il en soit, il y a dans le domaine de la philosophie sociale un fossé immense entre les faits et les doctrines. Par exemple, comparez les faits politiques et les théories existantes sur la nature de l’État. Dans les cas où les chercheurs se bornent à observer des phénomènes tels que le comportement des rois, des présidents, des législateurs, des juges, des shérifs, des assesseurs ou de tout autre fonctionnaire public, il n’est sûrement pas difficile d’arriver à un consensus raisonnable. Mais il n’en va pas de même en ce qui concerne les discussions sur les bases, la nature, les fonctions et la justification de l’État, où règnent différences et désaccords apparemment insurmontables. Si l’on s’enquiert non d’une énumération des faits, mais d’une définition de l’État, alors les controverses et une confusion de clameurs contradictoires dominent. D’après telle tradition, qu’on affirme dériver d’Aristote, l’État est la vie sociale harmonisée au plus haut degré; l’État est à la fois la clef de voute de l’arche sociale et l’arche dans son intégralité. D’après tel autre point de vue, l’État n’est qu’une des nombreuses institutions sociales; il n’a qu’une fonction réduite mais importante, celle d’arbitrer les conflits entre les autres unités sociales. De ce point de vue, chaque groupe naît d’un intérêt humain positif et le réalise; l’Église, les valeurs religieuses; des guildes, des syndicats et des corporations, des intérêts économiques, et ainsi de suite. Cependant, l’État n’a aucun intérêt qui lui soit propre; son but est formel, comme celui du chef d’orchestre qui ne joue d’aucun instrument et ne fait pas de musique, mais qui sert à maintenir ceux qui jouent vraiment d’un instrument de musique en harmonie les uns avec les autres. Il y a encore un troisième point de vue d’après lequel l’État est l’oppression organisée, à la fois une excroissance sociale, un parasite et un tyran. D’après un quatrième, il est un instrument plus ou moins maladroit pour empêcher les individus de trop se quereller les uns avec les autres.
La confusion grandit encore quand nous entrons dans les subdivisions de ces différents points de vue et dans les fondements qui en sont proposés. D’après telle philosophie, l’État est l’apogée et l’achèvement de l’association humaine, et manifeste la plus haute réalisation de toutes les capacités spécifiquement humaines. Ce point de vue a eu une certaine pertinence au moment où il a été formulé. Il s’est développé dans la cité antique, où le fait d’être pleinement un homme libre était une position équivalente à celle d’être un citoyen prenant part au théâtre, aux sports, à la religion et au gouvernement de la communauté. Mais cette idée persiste et se voit appliquée à l’État actuel. D’après un autre point de vue, on coordonne l’État à l’église (ou, d’après une variante, on le subordonne quelque peu à elle) et on en fait le bras séculier de Dieu qui maintient un ordre extérieur et un décorum parmi les hommes. Telle théorie moderne idéalise l’État et ses activités en faisant appel à des conceptions magnifiées de la raison et de la volonté, de sorte que l’État apparaisse comme la manifestation objectivée d’une volonté et d’une raison transcendant profondément les désirs et les buts qui peuvent être présents parmi les individus ou les assemblages d’individus.
Cependant, nous n’avons pas pour but d’écrire une encyclopédie ou une histoire des doctrines politiques. Nous nous arrêterons donc ici avec ces illustrations arbitraires de l’idée qu’un terrain d’entente concernant les phénomènes factuels du comportement politique, ainsi que leur interprétation, fait quasiment défaut. Peut-être y a-t-il une façon de sortir de cette impasse; ce serait de réserver à la philosophie politique tous les problèmes touchant à la signification et à l’interprétation et d’y opposer la science politique. On pourrait alors montrer que toute philosophie n’est qu’une spéculation futile. La leçon serait de rejeter toutes les doctrines et de s’en tenir aux faits établis d’une manière qui permette qu’on les vérifie.
Ce remède est simple et attractif. Mais il n’est pas possible de l’employer. Les faits politiques ne sont pas en dehors du désir et du jugement humains. Changez le jugement des hommes sur la valeur des institutions et des formes politiques, et ces dernières changeront aussi plus ou moins. Les différentes théories qui caractérisent la philosophie politique ne se développent pas à l’extérieur des faits qu’elles visent à interpréter; elles amplifient certains facteurs sélectionnés parmi ces faits. Les habitudes humaines, en variant et changeant, confortent et produisent des phénomènes politiques. Ces habitudes ne dépendent pas entièrement d’un but raisonné et d’un choix délibéré – loin de là – mais elles sont plus ou moins soumises à ces derniers. Certains groupes d’hommes se consacrent en permanence à attaquer et à essayer de changer telles habitudes politiques, tandis que d’autres groupe les défendent et les justifient activement. C’est donc pure affectation de supposer que nous pouvons conserver la question de fait et ne pas soulever à un certain point la question de droit, la question de la légitimité. Et une telle question tend à s’amplifier jusqu’à devenir une question concernant la nature de l’État lui-même. L’alternative devant laquelle nous sommes n’est pas, d’un côté, une science objectivement limitée et, de l’autre, une spéculation incontrôlée. Le choix réside entre une attaque et une défense aveugles et irrationnelles d’un côté et, de l’autre une critique avisée ayant recours à une méthode intelligente et à un critère conscient.
Le prestige des sciences physiques et mathématiques est grand, à juste titre. Mais la différence entre les faits qui sont ce qu’ils sont indépendamment de l’effort et du désir humains et les faits qui, dans une certaine mesure, sont ce qu’ils sont à cause de l’intérêt et de la visée humains, et qui se modifient avec les modifications de ces derniers, ne peut être écarté par aucune méthodologie. Plus nous en appelons sincèrement aux faits, plus il est important de faire la distinction entre les faits qui conditionnent l’activité humaine et les faits qui sont conditionnés par l’activité humaine. Ignorer cette différence fait de la science sociale une pseudo-science. Les idées politiques de Jefferson et de Hamilton ne sont pas de simples théories qui n’existeraient que dans l’esprit humain, sans influer sur les faits liés au comportement politique des Américains. Elles sont les expressions de phases et de facteurs choisis parmi ces faits, mais elles sont aussi quelque chose de plus : elles sont des forces qui ont donné forme à ces faits et qui, d’une manière ou d’une autre, sont encore susceptibles de leur donner forme dans l’avenir. Il y a plus qu’une différence spéculative entre une théorie qui conçoit l’État comme un instrument pour protéger les individus dans les droits qu’ils possèdent déjà, et une théorie qui conçoit que la fonction de l’État est de promouvoir une distribution plus équitable des droits entre les individus. Car les théories sont défendues et appliquées par des législateurs au Congrès et par des juges à la Cour et provoquent une différence dans les faits mêmes qui s’ensuivent.
Je ne doute pas que l’influence pratique des philosophies politiques d’Aristote, des Stoïciens, de saint Thomas, de Locke, de Rousseau, de Kant et de Hegel, ait souvent été exagérée par rapport à l’influence des circonstances. Mais la raison parfois alléguée suivant laquelle les idées n’auraient aucun pouvoir n’autorise pas à leur refuser un réel degré d’efficacité. Car les idées appartiennent aux êtres humains qui ont des corps, et il n’y a pas de séparation entre les structures et les processus de la partie du corps qui développe les idées et la partie qui exécute des actes. Le cerveau et les muscles fonctionnent ensemble, et le cerveau des hommes est une donnée plus importante pour les sciences sociales que ne le sont leur système musculaire et leurs organes des sens.
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Dewey, John, Le public et ses problèmes, Gallimard, coll. folio essais, Paris, 2005.